Le soir, rentré chez lui, Bill dut se résigner à l’idée que le chemin pour Hollywood ne serait pas simple. Mais il y avait quelque chose, dans ce nouveau travail, qui le troublait encore plus. Les hommes de l’équipe bavaient tous devant les actrices. Or, Bill n’éprouvait que du mépris pour ces traînées. Pourtant, il était aussi intimidé par leurs regards. Parce que ces traînées étaient riches. Leurs fourrures et leurs bijoux avaient beau être minables, elles se croyaient supérieures à lui. Il était certain qu’aucun gars de l’équipe ne dépasserait jamais le stade de la branlette avec ces garces. Parce qu’il fallait être riche pour entrer dans leur champ de vision et pour être considéré comme un être humain. Elles n’étaient amicales qu’avec le réalisateur et producteur des films, Arty Short. Et, à l’évidence, Arty Short les avaient déjà toutes baisées. Il les baisait quand il voulait.
Mais Bill ne pouvait se permettre de démissionner. Il n’avait plus un sou. Sa survie dépendait maintenant de ce travail, aussi répugnant soit-il. Et cette situation le faisait trembler de colère, augmentant encore la haine qu’il éprouvait envers ces salopes d’actrices.
Alors qu’il bouillonnait de rage, il entendit la voix claironnante de Bev Ciccone dans le patio. Il s’approcha de la fenêtre et écarta les rideaux. Avec la veuve Ciccone il y avait une jeune femme brune à la peau très blanche, bien habillée, qui traînait péniblement une lourde valise en carton derrière elle. La fille avait un regard railleur et sûr d’elle. Comme toutes les filles qui arrivaient à Hollywood. Ce regard durcirait avec le temps. Avec les déceptions. Si elle voulait survivre, elle serait obligée de se fabriquer une écorce, une cuirasse, à mettre entre le monde et elle.
« Encore une actrice ! se dit Bill. Encore une traînée ! »
La fille aperçut Bill qui l’épiait derrière les rideaux. Elle se redressa aussitôt, bombant la poitrine, et détourna la tête d’un air détaché. Mais Bill eut l’impression qu’elle rougissait.
« Eh voilà ! » fit la voix de Bev Ciccone dans l’appartement voisin, parfaitement audible à travers les fines parois. Elle lui parla alors de son défunt mari Tony Ciccone, de l’orangeraie dans la Valley, des jus de fruits et des chasseurs de dots qui la traquaient en tant que patronne du Palermo Apartment House. « Si tu veux un miroir dans la salle de bain, ma chérie, il faut me donner cinq dollars d’avance, expliqua enfin la veuve selon le scénario habituel. Le locataire précédent l’a cassé et il est parti sans me le rembourser. Je peux quand même pas y perdre ! Tu comprends, hein, chérie ? »
Depuis son salon, Bill avait entendu la fille accepter sans discuter. Elle s’appelait Linda Merritt et — Ô surprise — elle était persuadée qu’elle allait devenir une vedette. Elle avait abandonné la ferme où elle avait grandi auprès de ses parents, et elle était certaine de trouver bientôt un rôle à Hollywood. Bill se jeta sur son canapé, se désintéressant de la conversation entre la veuve Ciccone et sa nouvelle voisine, jusqu’à ce qu’il entende la porte de l’appartement se refermer et le crissement du gravier sous les pantoufles de Bev.
Alors il quitta son sofa et appuya l’oreille contre le mur mitoyen. Il n’aurait su dire pourquoi. Il avait saisi quelque chose dans le regard de la nouvelle arrivée. Comme une faiblesse. Ou peut-être étaient-ce ces cheveux noirs et ce teint si clair qui, dans la pénombre du soir, lui avaient un instant rappelé Ruth. Sans raison apparente, il fut tout à coup pris de curiosité. Il l’écouta poser sa valise sur la table. Puis entrer dans la salle de bain. Peu après, ce fut un bruit de chasse d’eau. Il entendit ensuite un grincement : les ressorts du canapé-lit, dans le salon. Et puis plus rien, pendant quelques minutes. Comme si Linda Merritt était immobile. Mais soudain, alors que Bill s’apprêtait à se rasseoir dans son canapé, il y eut un sanglot. Comme venu de nulle part. Un sanglot unique. Contenu. Peut-être avait-elle porté une main à sa bouche pour l’étouffer.
Il sentit un fourmillement lui parcourir le corps. « Toi, t’es pas une traînée » murmura Bill, avec un petit sourire. Il posa une main sur son entrejambe et s’aperçut qu’il était excité. Après trois années de solitude, il avait trouvé une fille qui lui plaisait. Il s’endormit satisfait. Le lendemain matin, dès qu’il entendit Linda sortir chercher du travail, un sourire faux plaqué sur ses lèvres fines et légèrement maquillées, il alla dépenser un dollar soixante-dix chez un quincaillier pour acheter un foret à manivelle. Il rentra chez lui et perça un petit trou dans le mur entre sa salle de bain et celle de Linda.
Le soir, lorsqu’il la vit revenir, il appuya une oreille contre le mur du salon et, dès qu’il l’entendit pénétrer dans la salle de bain, il courut au trou dans le mur, sur la pointe des pieds, et l’épia pendant qu’elle enlevait sa culotte et s’asseyait sur la lunette des toilettes. Il la regarda se passer une feuille de papier toilette entre les jambes et remonter sa culotte. Celle-ci était blanche et épaisse. Ses bas et porte-jarretelles étaient blancs aussi. C’étaient des sous-vêtements de pauvres. Puis Linda sortit de la salle de bain et regagna le salon. Bill aussi retourna dans son salon et colla l’oreille au mur. Il entendit des bruits qu’il ne put interpréter. Des bruits de papier. Soit elle lisait les petites annonces, soit elle écrivait une lettre à ses parents, décida-t-il. Puis il l’entendit bricoler dans la cuisine et manger. Autour de neuf heures et demie, Linda retourna dans la salle de bain et Bill l’espionna. Elle se déshabilla entièrement et commença à se laver. Bill se toucha l’entrejambe. Pas une trace de l’excitation de la veille au soir. Il flanqua un coup de pied dans le lavabo sur lequel il était appuyé. Linda tourna la tête dans sa direction. Elle avait un regard perdu. Faible. Alors Bill ressentit un petit fourmillement entre ses jambes. Mais à peine la fille recommença-t-elle à se laver que ce fourmillement disparut.
Bill se jeta sur son lit, d’humeur massacrante. Il ne prêta pas attention au grincement du canapé-lit que Linda venait d’ouvrir. Il faisait nuit et Bill ne parvenait pas à s’endormir, lorsqu’il entendit un sanglot. Puis un autre, peu après. Il se leva et approcha l’oreille du mur. Et alors, entre un sanglot et un autre, il entendit Linda pleurer tout doucement. Le pantalon de son pyjama se remplit de plaisir.
Le lendemain, quand Linda fut sortie, il fit un trou avec son foret dans la cloison entre les deux salons. Il alla travailler, sous le regard distrait et méprisant de la grue de service qui se faisait ramoner devant tout le monde, avant de rentrer au pas de course au Palermo. Là, il colla l’œil sur le trou : il vit que Linda était déjà rentrée et dînait. Puis il se prépara lui aussi quelque chose à manger, le corps pris d’une espèce d’allégresse, et il attendit le moment où le canapé-lit de Linda allait grincer, sans plus aller regarder ce qu’elle faisait, mais l’oreille aux aguets.
Dès qu’il entendit le premier sanglot de Linda, il approcha son œil du trou et scruta l’obscurité. Il apercevait la silhouette de la jeune fille sous la couverture, en position fœtale. Ses épaules étaient légèrement secouées. Alors Bill glissa une main dans son pyjama et, lentement, commença à se toucher au rythme des pleurs de Linda. Et quand il atteignit le plaisir, il chuchota tout doucement son prénom, les lèvres posées contre le mur qui les séparait.
Ce ne fut qu’alors, nourri du malheur de Linda, qu’il goûta un peu de ce bonheur que, trois ans auparavant, il avait eu l’illusion de trouver à bon marché en Californie.
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