« Montre-les-lui ! » ordonna un jour M meBailey.
C’était un dimanche. Le premier dimanche sans que les parents de Ruth ne viennent la voir. Son père lui avait envoyé un télégramme. Ils avaient rendez-vous avec un potentiel acheteur de la villa de Holmby Hills.
« À qui ? » demanda Ruth machinalement, sans curiosité, habituée aux propos incongrus que la femme lançait de temps à autre, rompant son silence.
À cet instant même, la porte de leur chambre s’ouvrit. Un petit homme rond d’une soixantaine d’années entra, il avait un nez en forme de pomme de terre, d’épais sourcils blancs et de minuscules yeux clairs, creusés et pétillants.
« Clarence, dit M meBailey, regarde les photos de Ruth. »
Le visage de l’homme s’éclaira d’un sourire radieux :
« Comment vas-tu, ma chérie ? Cela me fait plaisir d’entendre ta voix ! » s’exclama-t-il, débordant d’enthousiasme, rejoignant sa femme et l’embrassant avec tendresse sur la tête.
« Je t’aime » murmura-t-il tout doucement, afin que Ruth n’entende pas.
Mais M meBailey s’était à nouveau renfermée dans son monde, et elle avait recommencé à fixer quelque chose devant elle.
« Ma chérie… fit l’homme. Ma chérie… »
Le sourire qui avait éclos sur ses lèvres ne tarda pas à mourir. Il prit une chaise et l’installa près de celle de sa femme. Avec délicatesse, sans bruit. Il s’assit et prit la main de son épouse entre les siennes, la caressant doucement. En silence.
Il resta ainsi une heure et puis se leva, embrassa à nouveau sa femme sur la tête et, encore une fois, lui murmura : « Je t’aime ». Enfin il sortit, d’un pas las, refermant doucement la porte derrière lui, sans regarder Ruth ne serait-ce qu’une seule fois.
« Comment saviez-vous que votre mari allait arriver ? » demanda Ruth à M meBailey dès qu’elles se retrouvèrent seules.
La femme ne répondit rien.
La semaine suivante, M meBailey lui dit soudain :
« Parce que je l’ai toujours entendu. Même avant de le connaître. »
C’était dimanche et le père de Ruth lui avait annoncé, dans un nouveau télégramme, qu’ils ne viendraient pas non plus lui rendre visite ce jour-là. Comme le dimanche précédent, Ruth était restée dans sa chambre avec M meBailey, sans descendre dans le patio.
« Qui ça ? » demanda Ruth.
Alors Clarence Bailey entra dans la chambre.
« Regarde les photos de Ruth, Clarence ! » dit M meBailey.
Alors, pour la première fois depuis qu’il allait la voir, il détacha les yeux de sa femme et se tourna vers Ruth.
« Aide-la, Clarence ! » ajouta M meBailey.
Rentrant chez elle après quatre mois au Newhall Spirit Resort for Women, Ruth se sentait à la fois dépaysée et pleine d’excitation. Son père et sa mère étaient assis à l’avant. Son père était au volant et sa mère avait le visage tourné vers la vitre, apparemment absorbée dans la contemplation du paysage. Ruth occupait la banquette arrière. La voiture n’avait pas cette odeur de cuir et de neuf qui, auparavant, avait toujours caractérisé les véhicules de la famille. Elle n’avait rien du luxe de toutes les automobiles dans lesquelles Ruth s’était déplacée depuis l’enfance. Mais Ruth s’en moquait. C’était la voiture de sa première photo. Et devant elle, il y avait son père, l’homme qui lui avait offert le Leica, l’homme qui lui avait parlé avec douceur, avec une voix qui ressemblait à celle de son grand-père Saul, l’homme qui lui avait caressé la jambe et qui allait s’occuper d’elle. Son père. Son nouveau père. Car c’était à cela qu’avait pensé Ruth tous les jours, à partir de cette visite à la clinique qui avait changé sa vie. Elle avait un nouveau père. Qui allait la prendre dans ses bras, la réchauffer et la protéger.
« Prépare-toi ! lança soudain sa mère, rompant le silence et se retournant pour dévisager sa fille. Il y a eu de grands changements à la maison. (Puis elle recommença un instant à regarder par la fenêtre). Et tout ça, grâce à ton père…
— Sarah, ne recommence pas ! protesta mollement son père, sans quitter la route des yeux.
— … et à son sens des affaires, poursuivit sa femme, imperturbable.
— Enfin, elle sort tout juste de cet endroit…
— De cet asile pour les riches, oui » précisa M meIsaacson, se tournant à nouveau pour dévisager sa fille.
Ruth baissa la tête et serra le paquet de photographies qu’elle tenait en main.
« Et il est bon qu’elle sache que, grâce à toi, nous ne sommes plus riches…
— Sarah, je t’en prie…
— Regarde-moi dans les yeux, Ruth ! » continua la mère.
Ruth leva la tête. Elle aurait voulu se cacher derrière son Leica.
« Si ça devait t’arriver encore, expliqua la mère en la fixant, on ne pourra plus se permettre de t’envoyer dans cet endroit, comme l’appelle ton père… »
Elle aurait voulu se cacher derrière son Leica. Mais elle ne photographierait jamais sa mère, pensa Ruth.
« Sarah, ça suffit ! » explosa M. Isaacson, assénant un coup de poing sur le volant.
Pourtant, il n’y avait pas de force dans ce cri, pensa Ruth. Dans la voix de son père, elle ne retrouvait pas même l’écho de la force du grand-père Saul.
« Je veux que ta fille… au moins elle… reprit la mère en fixant son mari avec un sourire méprisant et glacial, ait le courage de regarder la réalité en face.
— Ne l’écoute pas, Ruth ! » intervint le père, cherchant le regard de sa fille dans le rétroviseur.
Ruth remarqua que son père avait son regard de toujours, plein de faiblesse. Rien de l’éclat lumineux du grand-père Saul.
« Ne l’écoute pas, ma chérie… »
Ni de sa douceur.
« Je vais participer à un projet très intéressant… entama le père mais il s’arrêta et balbutia quelque chose, fuyant le regard de sa fille. Je vais produire un film… » acheva-t-il enfin, à voix basse.
La mère de Ruth le regarda et éclata d’un rire cruel.
« Arrête, Sarah !
— Allez, dis-lui, Ô grand producteur ! et elle ricana à nouveau. Dis-lui, à ta petite chérie ! Dis-lui, quel film tu vas produire !
— Sarah, ferme-la ! »
M meIsaacson observa son mari en silence. Longuement. Puis elle tourna à nouveau la tête vers la vitre.
« Ton père va investir le peu d’argent qui nous reste… » commença-t-elle à exposer d’un ton neutre.
« Sarah ! » rugit le père, et il freina violemment. La voiture fit une embardée et alla s’arrêter sur le bas-côté.
Le front de la mère heurta le pare-brise. Ruth bascula en avant, son visage cogna contre le siège devant elle et son paquet de photos tomba à terre. Ses clichés s’éparpillèrent partout.
« Je ne te permets pas ! » gronda M. Isaacson, pointant un doigt tremblant vers son épouse.
Celle-ci se toucha le front, à la racine des cheveux. Puis regarda son doigt. Il était couvert de sang.
« Il faudra que tu t’habitues, ma chérie, fit-elle à sa fille d’une voix froide et maîtrisée, en la regardant dans le rétroviseur qu’elle avait tourné afin d’examiner la légère coupure qui marquait sa peau si soignée. L’ambiance à la maison, ce sera ça, maintenant. Ton père a oublié de qui il est le fils, d’où il vient, et qui nous sommes. »
M. Isaacson posa la tête sur le volant :
« Je t’en prie, Sarah… » lâcha-t-il d’une voix pleurnicharde.
« Tu peux être tranquille ! Le 10 mars prochain, pour honorer la mémoire de Harriet Tubman, je ne cracherai pas sur tes affaires ! rit Cyril, agitant un vieux journal sous le nez de Christmas. Et tu sais pourquoi ?
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