« Viens, lui répéta la jeune prostituée.
— Allez, grosse bite, vens, vens… » fit Cetta.
La prostituée se mit à rire :
« Vi…ens, dit-elle lentement.
— Vi…ens, répéta Cetta.
— C’est bien ! » Alors elle prit Cetta sous le bras et la guida à travers les pièces sombres de ce grand appartement qui ressemblait à un palais.
« Est-ce que Sal t’a goûtée ? » demanda la prostituée avec un regard malicieux.
— Goûtée ? » s’étonna Cetta.
La prostituée rit.
« Non, à l’évidence ! Autrement tes yeux pétilleraient, et tu ne poserais pas la question !
— Pourquoi ?
— On ne peut pas décrire le paradis ! » s’esclaffa encore la prostituée.
Puis elles pénétrèrent dans une pièce simple, peinte en blanc et lumineuse, contrairement à toutes les autres. Aux murs étaient accrochés des vêtements que Cetta trouva merveilleux. Au centre, il y avait une planche à repasser et un fer à braises. Une femme grasse et âgée à l’air mauvais les accueillit d’un mouvement distrait de la tête. La prostituée lui dit quelque chose que Cetta ne comprit pas. La femme s’approcha de le nouvelle venue, lui fit écarter les bras, l’examina en lui touchant seins et fesses, et estima d’un coup d’œil son tour de hanches. Ensuite elle s’approcha d’un chiffonnier et fouilla dans un tiroir, d’où elle sortit un bustier qu’elle lança sans ménagement à la jeune fille. Elle lâcha aussi quelques mots.
« Elle te dit de te déshabiller et de l’essayer, traduisit la prostituée. Fais pas attention à elle ! C’est qu’une grosse vioc qui a jamais pu tapiner parce qu’elle était trop moche : ne pas baiser, ça l’a rendue aigrie.
— Fais gaffe, j’comprends c’ que tu dis ! s’exclama l’autre dans la langue de Cetta. Moi aussi, j’suis italienne !
— Mais ça t’empêche pas d’être une connasse ! » rétorqua la prostituée.
Cetta se mit à rire. Mais dès que la vieille la foudroya de son regard méchant, elle rougit, baissa les yeux et commença à se déshabiller. Puis elle enfila le bustier, et la prostituée lui apprit à le lacer. Cetta avait une drôle d’impression. D’un côté, cette nudité l’humiliait, mais de l’autre, porter ce bustier qu’elle croyait être un vêtement de bourgeoise la faisait se sentir importante. Elle éprouvait à la fois de l’exaltation et de l’effroi.
La prostituée s’en aperçut.
« Regarde-toi dans la glace ! » suggéra-t-elle.
Cetta avança. Mais soudain sa jambe gauche s’engourdit. La jeune fille commença à se couvrir de sueur et dut tirer sa jambe derrière elle.
« T’es éclopée ? demanda la prostituée.
— Non non… — le regard de Cetta se remplit de panique. Je me suis… fait mal… »
À cet instant, la grosse femme lui lança une robe de satin bleu marine avec un décolleté bordé de dentelle noire et une longue fente qui révélait ses jambes.
« Attrape ça, la putain ! » lui dit-elle.
Cetta l’endossa et puis se regarda dans le miroir. Et elle se mit à pleurer parce qu’elle ne se reconnaissait pas. Elle pleurait de gratitude pour cette terre américaine qui allait réaliser tous ses rêves. Qui lui permettrait de devenir une bourgeoise.
« Viens, il est temps que tu apprennes le métier » lui annonça la prostituée.
Elles quittèrent la salle de couture — sans saluer la vieille — et se faufilèrent dans une petite pièce suffocante. Là, la prostituée ouvrit un judas et regarda à l’intérieur. Puis elle recula et dit à Cetta :
« Tiens, c’est ça, une pipe ! »
Cetta approcha son œil du judas et apprit.
Elle passa toute la journée à épier clients et collègues. Puis, à la nuit tombée, Sal revint la chercher et la raccompagna chez elle. Pendant qu’il conduisait en silence, Cetta le regarda à deux ou trois reprises — faisant en sorte qu’il ne s’en aperçoive pas —, en pensant à ce que la prostituée avait dit de lui. Enfin, la voiture se gara devant les marches qui menaient au sous-sol et Cetta, en descendant de l’auto, observa à nouveau cet homme grand et laid qui goûtait les filles. Mais Sal avait les yeux fixés droit devant lui.
Lorsque Cetta se glissa en silence dans la pièce, les deux vieillards dormaient. Christmas dormait aussi, entre eux. Sa mère le prit dans ses bras avec délicatesse.
« Il a mangé et fait caca, lui chuchota la vieille dame en ouvrant un œil. Tout va bien. »
Cetta sourit et se dirigea vers son matelas. Il y avait maintenant un sommier en métal en-dessous. Elle trouva aussi une couverture, des draps et un oreiller.
« Sal a pensé à tout, chuchota l’autre femme — et elle s’assit en faisant grincer son lit.
— Dors ! grogna son mari. »
En posant Christmas sur la couverture, Cetta sentit que celle-ci était douce. Elle se tourna vers la vieille dame, qui était toujours assise et la regardait. Alors elle la rejoignit et la prit dans ses bras en silence, sans mot dire. L’autre l’enlaça et lui lissa les cheveux.
« Va te coucher, tu dois être fatiguée, fit-elle.
— Dormez ! gronda son mari. »
Cetta et la femme rirent doucement.
« Comment vous vous appelez ? demanda alors Cetta à voix basse.
— Tonia et Vito Fraina.
— Et la nuit, nous on dort ! » ronchonna le vieillard.
Cetta et Tonia pouffèrent à nouveau. Puis Tonia donna une claque sur les fesses de son mari. Les deux femmes rirent de plus belle.
« Eh ! Ça vous amuse ? » s’exclama-t-il avant de tirer la couverture sur sa tête.
Alors Tonia prit le visage de Cetta entre ses mains et la regarda en silence. Puis elle lui traça un petit signe de croix entre les yeux, avec le pouce, et lui dit : « Que Dieu te bénisse ! » Enfin, elle l’embrassa sur le front.
Cetta trouva ce rituel très beau. Elle regagna son lit, se déshabilla et se glissa sous la couverture avec Christmas. Et tout doucement, pour ne pas le réveiller, elle lui fit un petit signe de croix sur le front, murmura : « Que Dieu te bénisse » et lui donna un baiser.
« Il est beau et fort, ton Christmas, ajouta la vieille dame. Il deviendra un sacré gaillard !
— Mais ça suffit ! » éclata Vito.
Christmas se réveilla et se mit à pleurer.
« Mais quel crétin, c’est pas possible ! s’écria Tonia. T’es content ? C’est maintenant que tu vas être tranquille ! »
Tout en apaisant Christmas, qu’elle serrait fort contre elle et berçait doucement, Cetta riait sous cape. Et tout à coup, le visage de sa mère, son père, ses frères — de tous, même celui de l’autre — lui revinrent à l’esprit, et elle réalisa que c’était la première fois qu’elle songeait à eux. Mais aucune autre pensée n’accompagna cette vision. Puis elle s’endormit aussi.
Le lendemain, après une matinée entière et une bonne partie de l’après-midi passées à faire la connaissance de Tonia et Vito Fraina, Cetta commença à se préparer pour aller au travail. Quand Sal arriva, elle était déjà prête depuis une demi-heure. Elle confia Christmas aux deux vieux et suivit en silence cet homme laid, aux mains noires, qui s’occupait d’elle. Elle rejoignit la voiture avec les deux impacts de balle dans l’aile, s’assit et attendit que Sal mette le moteur en route et démarre. Le matin, elle avait prié Tonia de lui enseigner deux mots de cette langue toujours inconnue. Deux mots qu’elle n’apprendrait pas dans la maison de passe.
« Pourquoi ? » demanda-t-elle à Sal. C’était le premier mot que Tonia lui avait appris.
De sa voix profonde, Sal lui répondit brièvement et sans quitter la route des yeux.
Cetta ne comprit rien. Elle sourit et prononça le deuxième mot qu’elle avait voulu connaître : « Merci ».
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