— Vaut mieux pour toi que tu le saches pas » fit Christmas tout en regardant autour de lui d’un air méfiant.
— Et pourquoi ? »
Christmas s’approcha de lui, le prit par le bras et l’entraîna dans la ruelle voisine, envahie par les ordures. Puis il revint jeter un œil sur Orchard Street, comme pour vérifier que personne ne le suivait. Enfin il répondit, d’un trait et à voix basse :
« Parce que comme ça, s’ils te cuisinent, tu pourras rien balancer !
— Et qui c’est qui devrait me cuisiner ?
— Merde, mais t’es vraiment un bleu ! s’écria Christmas. Tu sais rien de rien ! Mais dans quel monde tu vis ? Dis donc, c’est vrai qu’tu vas à l’école ?
— Ben, plus ou moins… »
Christmas s’avança une nouvelle fois au coin d’Orchard Street, examina rapidement les alentours et puis — une moue inquiète sur le visage — se jeta brusquement en arrière et poussa Santo vers le fond de la petite rue, l’obligeant à se tapir derrière une montagne de poubelles. Il lui fit signe de se taire. Il attendit qu’un homme à l’allure tout à fait banale passe son chemin, et puis il poussa un soupir de soulagement.
« Et merde !… Tu l’as vu ?
— Qui ?
— Écoute, rends-moi un service. Va donc voir s’il zone toujours par ici.
— Hein ? Mais qui ? Et c’est quoi, zoner ?
— Ce type, tu l’as vu ? Christmas saisit Santo au col.
— Heu oui, je crois…, balbutia le garçon.
— Je crois, je crois… et tu voudrais faire partie des Diamond Dogs ? Peut-être que je me suis trompé sur ton compte. Pourtant…
— Pourtant ?
— Pourtant, t’avais l’air d’un malin ! Écoute, rends-moi un service : après on se dit au revoir, et on n’en parle plus. Va voir s’il est encore là ou s’il s’est tiré.
— Moi ?
— Pétard, y a qui d’autre ? Toi, il te connaît pas ! Allez, couille molle, bouge-toi ! »
D’un pas hésitant, Santo quitta sa cachette nauséabonde et rejoignit Orchard Street. Il regarda un peu bizarrement autour de lui, à la recherche de cet homme ordinaire qu’il prenait pour un dangereux criminel. Quand il revint sur ses pas, Christmas remarqua que sa démarche était maintenant plus assurée. Santo glissa un doigt dans la ceinture de son pantalon et s’écria :
« La voie est libre !
— Tu as été épatant ! » commenta Christmas en se relevant.
Santo sourit avec complaisance.
Christmas lui donna une claque dans le dos.
« Allez viens, je t’offre une glace à l’eau de Seltz !
— Une glace à l’eau de Seltz ? Santo écarquilla les yeux.
— Ben oui, t’as un problème ?
— Mais ça coûte… ça coûte cinq cents… »
Christmas haussa les épaules en riant.
« C’est du fric, rien que du fric ! Y suffit d’en avoir ! »
Santo n’en croyait pas ses oreilles.
En entrant dans le petit magasin crasseux de Cherry Street, Christmas serrait très fort dans son poing sa pièce d’un demi-dollar.
« Écoute, annonça-t-il à Santo tout en s’asseyant sur un tabouret, moi aujourd’hui je m’en suis déjà tapé deux et mon estomac n’a pas tellement apprécié, alors j’ai pas envie de m’en envoyer une troisième. On n’a qu’à partager la tienne ! En plus, comme toi t’es pas habitué, si t’en bois une entière, ça risque de pas bien passer. Il faut y aller mollo, avec ce truc-là ! »
Puis il commanda à Tête de Fraise — surnommé ainsi à cause de la large tache de vin qui lui couvrait la moitié du visage — une coupe avec deux pailles et, la mort dans l’âme, il fit tinter sur le comptoir la seule pièce qu’il avait en poche.
Pendant quelques minutes, les deux garçons ne dirent mot. L’un comme l’autre étaient accrochés à leur paille, essayant d’aspirer un peu plus de la moitié qui leur revenait.
« Alors, ça veut dire quoi, qu’tu vas plus ou moins à l’école ? finit par dire Christmas, plongeant son doigt dans la coupe vide avant de le lécher.
— Eh bien, l’après-midi une prof m’apprend un peu de grammaire et d’histoire, parce que ma mère fait le ménage là-bas. Mais je suis pas vraiment inscrit, tu vois ? se défendit Santo. En fait, je m’en fiche complètement, de l’école ! ajouta-t-il avec l’emphase d’un apprenti délinquant.
— T’es un couillon, Santo. Qu’est-ce que tu vas faire dans la vie ? T’es pas comme ton père, toi tu risques pas de soulever un quintal d’une seule main ! Si tu sais des trucs, ça pourra t’être utile. Je t’envie ! commenta sans réfléchir Christmas.
— C’est vrai ? s’exclama Santo, le visage soudain rayonnant.
— Fais pas la roue comme ça, le bleu, t’as l’air d’un dindon ! C’est qu’une façon de parler, se corrigea aussitôt Christmas.
— Ah bon… je m’disais, aussi… dit doucement Santo, regardant la coupe de glace vide. Toi, t’as tout…
— Ben, j’me plains pas ! »
Santo baissa les yeux et fixa le sol. Une question lui brûlait les lèvres.
« Alors… j’peux faire partie des Diamond Dogs ? » finit-il par demander.
Christmas lui plaqua une main sur la bouche et lança un coup d’œil à Tête de Fraise, qui somnolait dans un coin.
« Mais t’es crétin ou quoi ? Et si jamais il t’entend ? »
Santo rougit à nouveau.
« Je sais pas si je peux te faire confiance, dit lentement Christmas en regardant Santo droit dans les yeux. Laisse-moi réfléchir. C’est pas une décision à prendre à la légère. »
Christmas lut dans le regard de Santo sa cuisante déception. Il sourit en son for intérieur.
« D’accord, je vais te mettre à l’épreuve. Mais t’es juste à l’essai, hein, que ce soit bien clair ! »
Santo se jeta dans ses bras avec un cri d’enthousiasme, comme un enfant.
Christmas s’écarta.
« Eh, oh ! Nous, les Diamond Dogs, on évite ces trucs de femmelettes !
— Oui oui, excuse-moi, c’est seulement que… que…, balbutia Santo fébrile.
— Ça va, ça va, laisse tomber ! Passons aux affaires sérieuses » fit alors Christmas, baissant encore davantage la voix et se penchant vers l’unique membre de sa bande, après avoir jeté un coup d’œil vers Tête de Fraise.
« C’est vrai que ta mère te fait une crème pour les boutons ?
— Mais quel rapport ?
— Première règle : c’est moi qui pose les questions. Si tu piges pas tout de suite, tu pigeras plus tard. Et si, après, tu piges toujours pas, souviens-toi que j’ai toujours une bonne raison : c’est clair ?
— OK… oui.
— Oui quoi ? Ta mère te fait une crème ? C’est elle qui la fabrique ? »
Santo opina du chef.
« Et d’après toi, ça marche ? »
Santo acquiesça à nouveau.
« On dirait pas, désolé de t’le dire, répliqua Christmas.
— Si si, ça marche ! Autrement, j’aurais encore plus de boutons. »
Christmas se frotta les mains.
« OK, je te crois. Mais dis-moi un truc : d’après toi, cette crème, elle marcherait pour la gale ?
— J’en sais rien… quelle gale ? » demanda Santo, perplexe.
Christmas se pencha à nouveau vers lui.
« C’est pour un type qu’on protège. Il paye bien. Mais son chien a la gale et, si on arrive à le soigner, il nous passera encore plus de thunes (et il fit tinter un ongle contre le verre de la coupe).
— Ça pourrait marcher, fit Santo.
— D’accord, conclut Christmas en se levant. Si tu veux faire partie des Diamond Dogs, il y a un prix à payer pour être admis : file-moi un peu de la pommade de ta mère. Si ça marche, tu seras des nôtres et tu auras ta part. »
La pièce était bien chauffée et accueillante, avec aux fenêtres des draperies que Cetta n’avait jamais vues, pas même dans la maison du patron. L’homme assis derrière le bureau était celui qui l’avait emmenée lorsqu’elle était descendue du bateau, moins de cinq heures auparavant. Un individu d’une cinquantaine d’années, à première vue ridicule à cause de la longue mèche de cheveux qui partait d’un côté de sa tête pour arriver de l’autre côté, afin de couvrir sa calvitie. Mais en même temps, il dégageait une force inquiétante. Cetta ne comprenait pas ce qu’il disait.
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