Un homme sortit par la porte arrière de l’échoppe, avec un tablier couvert de sang et un long couteau à la main. Il regarda vers le chien et le garçon.
« J’ai cru qu’ils allaient la tuer ! » dit-il.
Christmas leva à peine la tête, acquiesça en silence et puis recommença à caresser l’animal.
« Tu vas attraper la gale, gamin ! » lança l’homme.
Christmas haussa les épaules sans cesser de grattouiller le chien.
« Tôt ou tard, c’est sûr, ils vont la tuer, continua le boucher.
— Qui ça ? demanda Christmas.
— Les voyous qui traînent par ici, répondit le boucher. Tu es avec eux ? »
Christmas fit signe que non. Sa mèche blonde se souleva. Ses yeux s’assombrirent un instant, avant de s’éclairer à nouveau lorsqu’il sourit à la chienne qui grognait de plaisir.
« Elle est drôlement moche, hein ! » lança l’homme tout en essuyant la lame du long couteau sur son tablier.
« Oui ! rit Christmas. Sans vouloir vous vexer…
— Il y a dix ans, un type me l’a vendue en me faisant croire que c’était un chien de race, expliqua l’homme en secouant la tête. Mais maintenant, j’y suis attaché… »
Il fit volte face pour regagner le magasin.
« Je peux la protéger ! » lâcha Christmas sans réfléchir.
Le boucher se retourna et le fixa, intrigué. Un garçon de quatorze ans, maigre, avec un pantalon rapiécé et des chaussures trop grandes trouvées Dieu sait où, couvertes de boue et de crottin de cheval.
« Vous avez peur qu’ils la tuent, c’est ça ? reprit Christmas en se mettant debout, avec la chienne qui se frottait contre ses jambes. Je peux la protéger, si vous y tenez tant que ça !
— Qu’est-ce que tu racontes, gamin ? s’exclama le boucher en éclatant de rire.
— Pour un demi-dollar par semaine, moi je la protège, votre chienne. »
L’homme, costaud et plein de force, avec son tablier couvert de sang, secoua la tête, incrédule. Il voulait retourner à son travail car il n’aimait pas laisser le magasin sans surveillance, avec tous ces pauvres morceaux de viande que bien peu de gens, dans ce quartier misérable, pouvaient s’offrir. Mais il n’en fit rien. Il lança un coup d’œil rapide dans l’échoppe et puis s’adressa encore à cet étrange garçon.
« Et comment tu vas faire ?
— J’ai une bande ! lança Christmas avec fougue. Ce sont les… » Il hésita, regardant le chien qui se frottait contre ses jambes. « … les Diamond Dogs ! » — c’est le nom qui lui vint à l’esprit.
« Je veux pas d’emmerdes avec des guerres de bandes » répliqua l’homme en se raidissant, et il jeta à nouveau un regard vers l’intérieur du magasin, sans jamais se décider à rentrer.
Christmas enfonça les mains dans ses poches. Il gratta un peu la poussière de la pointe d’une de ses chaussures. Puis il caressa la chienne une dernière fois.
« Bon, c’est comme vous voulez… Mais tout à l’heure, j’ai entendu… non non, rien…, et il fit mine de s’en aller.
— Qu’est-ce que tu as entendu, mon garçon ? interrompit le boucher.
— Les types là-bas (et d’un coup d’œil rapide, Christmas indiqua la direction d’où on entendait encore chahuter la bande qui venait de le refuser), ils parlaient d’un chien qui aboie toute la journée et qui fait le bordel, et ils disaient que…
— Qu’est-ce qu’ils disaient ?
— Rien, rien… si ça s’trouve c’était un autre chien… »
Le boucher rejoignit Christmas au milieu de la ruelle, couteau en main. Il saisit le garçon par le col de sa veste élimée. Il avait de grosses mains puissantes d’étrangleur. Il faisait deux têtes de plus que Christmas. L’animal jappa, inquiet.
« Cette chienne galeuse déteste tout le monde. Mais toi non, elle t’aime bien, foi de Pep ! lança le boucher d’une voix menaçante, fixant Christmas droit dans les yeux. Et moi, je tiens à elle. »
L’homme continua à dévisager le jeune garçon, plongeant son regard dans le sien, en silence, tandis qu’une expression de surprise venait adoucir ses traits — oui, de surprise, parce qu’il ne parvenait pas à comprendre lui-même ce qu’il s’apprêtait à faire.
« C’est vrai, elle est encore plus emmerdante qu’une femme ! dit-il en indiquant la chienne qui haletait, langue pendante. Mais au moins, je suis pas obligé de la baiser ! » et il se mit à rire, content de cette plaisanterie qu’il avait déjà dû faire bien souvent. Puis il écarta un pan de son tablier pour fouiller dans une poche de son gilet avec ses doigts pleins de sang, secouant la tête à cause de ce qu’il faisait : il sortit de sa poche une pièce d’un demi-dollar et la fourra dans la main de Christmas.
« J’dois être devenu fou. Allez, je t’engage ! dit-il sans cesser de secouer la tête. On y va, Lilliput ! » lança-t-il enfin à la chienne en rentrant dans son échoppe.
Dès que le boucher eut disparu, Christmas fixa la pièce de monnaie. Les yeux brillants, il cracha dessus et l’astiqua avec ses doigts. Il s’appuya contre le mur du magasin. Et se mit à rire. Mais pas comme un adulte. Ni comme un enfant. De même, ses cheveux blonds n’étaient pas ceux d’un Italien, et ses yeux noirs pas ceux d’un Irlandais. Un garçon avec un nom de nègre, qui ne savait pas trop qui il était. « Les Diamond Dogs ! » s’exclama-t-il en riant, heureux.
La première personne qu’il chercha fut Santo Filesi, un garçon dégingandé, couvert de boutons, avec des cheveux noirs et crépus, qui vivait dans le même immeuble que lui et avec lequel il échangeait quelques saluts, mais sans plus, lorsqu’ils se croisaient. Santo avait le même âge que Christmas et, dans le quartier, on racontait qu’il allait à l’école. Son père était docker, il n’était pas grand et avait les jambes irrémédiablement arquées à cause des charges qu’il portait. On disait — car dans le quartier, on faisait toujours des commérages sur un tel ou un tel — qu’il était capable de soulever un quintal d’une seule main. Du coup, bien que ce soit un brave homme paisible qui ne cédait jamais à la violence, même saoul, il était respecté et personne ne lui cherchait des noises. Avec un type capable de soulever un quintal d’une seule main, on ne savait jamais. La mère de Santo, en revanche, était aussi dégingandée que son fils et elle avait un visage allongé et des incisives très longues qui la faisaient ressembler à un âne. Elle avait la peau jaune et des mains sèches et noueuses qu’elle agitait en tous sens, toujours prête à asséner une bonne claque à son fils. Au point que, dès que sa mère gesticulait, Santo se protégeait instinctivement le visage. M meFilesi faisait le ménage dans l’école que Santo, disait-on, fréquentait.
« C’est vrai que ta mère te fabrique une pommade pour les boutons ? » demanda Christmas à Santo quand il le croisa dans la rue, le matin suivant son embauche par le boucher pour protéger Lilliput.
Santo piqua un fard, enfonça la tête dans les épaules et tenta de poursuivre son chemin.
« Ben quoi, t’es vexé ? lui lança Christmas en le suivant. C’est pas pour te provoquer, j’te jure ! »
Santo s’arrêta.
« Tu veux entrer dans ma bande ? proposa Christmas.
— Quelle bande ? demanda Santo, prudent.
— Les Diamond Dogs.
— J’en ai jamais entendu parler.
— Parce que tu t’y connais, en bandes ?
— Heu, non…
— Pétard, alors si t’as jamais entendu parler d’nous, ça veut rien dire ! C’est pas ton milieu, c’est tout ! »
Santo rougit à nouveau et baissa les yeux.
« Et… vous faites quoi ? questionna-t-il timidement.
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