Et, assises sur des chaises, il y avait deux personnes âgées. Un homme et une femme. Lui maigre, elle rondelette. Tous deux très petits. Ils avaient tourné leur visage ridé vers la porte, le regard inquiet. Une peur aussi ancienne qu’eux peinte sur leur figure. Mais ensuite, reconnaissant l’homme, ils avaient souri. Le vieux monsieur n’avait montré que des gencives et avait porté la main à sa bouche. La vieille dame avait ri, se donnant une claque sur la cuisse, et s’était levée pour aller embrasser le nouveau venu. Traînant les pieds, le vieil homme avait couru derrière le rideau qui cachait le lit. On avait entendu tinter quelque chose et puis il était réapparu, s’enfonçant dans la bouche un dentier jaunâtre.
Les deux vieillards avaient fait grande fête à l’homme laid aux mains noires, qui, entre-temps, avait installé le matelas dans un coin de la pièce. Puis, pendant qu’ils l’écoutaient parler avec sa voix qui faisait trembler les airs, la vieille dame avait mouillé un linge et s’était mise à frotter sa chemise pour lui enlever la tache de sauce tomate, ignorant ses protestations. Alors seulement, ils avaient regardé Cetta. Et ils avaient fait oui de la tête, tout en la regardant.
Avant de se retirer, l’homme glissa la main dans sa poche et en sortit un billet de banque, qu’il tendit à la vieille femme. Celle-ci baisa la main noire. Le vieillard fixa le sol, il avait l’air mortifié. L’autre s’en rendit compte, lui donna une petite claque amicale dans le dos et lui dit quelque chose qui le fit sourire. Puis il s’approcha de Cetta, qui était restée debout avec Christmas dans les bras, et lui donna les papiers de l’Immigration. Enfin, en sortant, il lui indiqua les deux vieux et dit autre chose. Puis il disparut.
« Comment t’appelles-tu ? demanda la femme dans la langue de Cetta, dès qu’ils furent seuls.
— Cetta Luminita.
— Et le petit ?
— Natale, mais maintenant il s’appelle comme ça » dit Cetta en montrant le papier de l’Immigration à la vieille dame. Celle-ci prit la feuille et la passa à son mari.
« Christmas, lut celui-ci.
— C’est un nom américain » dit Cetta, souriant avec fierté.
La femme se gratta le menton, pensive, puis s’adressa à son époux :
« On dirait un nom de nègre » fit-elle.
Le vieil homme examina Cetta, qui ne réagissait d’aucune manière.
« Tu sais qui c’est, les nègres ? » demanda-t-il.
Cetta fit non de la tête.
« Ce sont des gens… noirs » expliqua la femme, en bougeant une main devant son propre visage.
« Mais ils sont américains ? » s’enquit Cetta.
La vieille dame se tourna vers son mari. Celui-ci fit oui de la tête.
« Oui, répondit-elle.
— Alors mon fils a un nouveau nom américain » répéta Cetta satisfaite.
La femme eut l’air perplexe, haussa les épaules et regarda à nouveau son époux.
« Mais toi, tu dois au moins savoir dire son nom ! s’exclama celui-ci.
— Eh oui ! confirma sa femme.
— Tu peux quand même pas faire lire cette feuille chaque fois ! dit-il.
— Eh non ! fit son épouse, secouant la tête avec force.
— Et puis, quand il sera plus grand, il faudra que tu l’appelles par son nom, autrement il ne pourra pas l’apprendre, conseilla-t-il encore.
— C’est sûr ! renchérit l’autre. »
Cetta les regardait, perdue.
« Apprenez-le moi, dit-elle enfin.
— Christmas, dit le vieillard.
— Christ… mas, fit son épouse en détachant les syllabes.
— Christmas, répéta Cetta.
— Bravo, petite ! » s’exclamèrent-ils ensemble, heureux.
Ensuite ils demeurèrent un bon moment silencieux tous les trois, debout, sans savoir que faire.
Pour finir, la femme murmura quelques mots à l’oreille de son mari, puis alla à la cuisinière, mit quelques petits morceaux de bois dans le poêle et alluma le feu avec une page de journal.
« Elle prépare à manger » expliqua le vieillard.
Cetta sourit. Ces deux vieux lui plaisaient.
« Sal a dit qu’il passera te prendre demain matin » annonça-t-il alors en baissant les yeux, l’air gêné.
« Alors ce grand homme laid s’appelle Sal ! » pensa Cetta.
« Sal est un brave type, poursuivit-il. Ne te fie pas aux apparences. Nous, sans Sal, on serait morts.
— Pour sûr ! On aurait crevé de faim, et on aurait même pas d’cercueil ! » ajouta son épouse, qui remuait une sauce tomate épaisse et sombre dans laquelle nageaient quelques morceaux de saucisse. Avec la chaleur, une odeur d’ail avait envahi la pièce.
« C’est lui qui paye notre logement, expliqua-t-il — et Cetta crut qu’il allait rougir.
— Pose-lui la question ! lança sa femme sans se retourner.
— Ton fils, il a un père ? demanda-t-il, obéissant.
— Non, répondit Cetta sans hésiter.
— Ah, bien, bien… bredouilla-t-il, comme pour gagner du temps.
— Demande-lui ! insista son épouse.
— Oui oui, maintenant je lui demande… » grogna-t-il, agacé. Puis il se tourna vers Cetta et la regarda avec un sourire gêné. « En Italie aussi, tu faisais la putain ? »
Cetta savait ce que voulait dire ce mot. Sa mère le répétait tout le temps quand son père rentrait tard, le samedi soir. Les putains étaient les femmes qui couchaient avec les hommes.
« Oui » répondit-elle.
Ils mangèrent et allèrent se coucher. Cetta s’allongea tout habillée sur le matelas, sans couverture. Le lendemain, Sal s’occuperait de tout, lui avaient assuré les deux vieux.
« Je ne sais même pas comment vous vous appelez » songea Cetta en pleine nuit, pendant qu’elle les entendait ronfler.
« Bite. Vas-y, répète !
— Bite…
— Chatte.
— Chatte…
— Cul.
— Cul…
— Bouche.
— Bouche… »
La femme aux cheveux roux, âgée d’une cinquantaine d’années, habillée de manière voyante et assise sur un divan recouvert de velours, se tourna vers une fille d’une vingtaine d’années à l’air vulgaire, nonchalant et apathique, qui, avachie dans un fauteuil de velours également, débraillée, tripotait la dentelle de sa robe de chambre transparente couvrant un bustier de satin, le seul vêtement qu’elle portait. La femme aux cheveux roux parla rapidement. Puis elle désigna Cetta. La fille débraillée expliqua : « Madame dit que ces mots-là, ce sont tes instruments de travail. Pour commencer, t’as pas besoin de grand-chose d’autre. Répète tout depuis le début ! »
Cetta, debout au milieu de ce salon qui lui paraissait élégant et mystérieux, avait honte de ses misérables vêtements.
« Bite…, commença-t-elle à répéter dans cette langue hostile qu’elle ne comprenait pas, chatte… cul… bouche.
— C’est bien, tu apprends vite ! » s’exclama la jeune prostituée.
La femme aux cheveux roux acquiesça. Puis elle s’éclaircit la gorge et reprit sa leçon d’anglais américain :
« Je te taille une pipe.
— Je te taille… une… pompe.
— Pipe ! hurla la femme aux cheveux roux.
— P… pipe…
— C’est ça. Ensuite : enfonce-la-moi.
— Enfonce… la-moi…
— Allez, grosse bite, viens, viens. Oui, comme ça…
— Allez… grosse bite… vens, vens… Oui, cossa… »
La femme aux cheveux roux se leva. Elle murmura quelque chose à l’adresse de la prostituée qui servait de traductrice et puis quitta la pièce, mais non sans avoir donné une caresse à Cetta, avec une douceur inattendue et une lumière amicale dans le regard, à la fois chaleureuse et mélancolique. Cetta la suivit des yeux en admirant sa robe, qu’elle prenait pour un vêtement de grande dame.
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