Un craquement d’os, comme une branche morte.
Bill ôta l’anneau et lança au loin le doigt amputé.
Ruth hurlait encore lorsqu’il la jeta hors de la camionnette.
Bill mit le moteur en route et partit. Maintenant, il riait à nouveau de son rire léger.
« M’man, M’man ! » Christmas se précipita dans le petit appartement du 320 Monroe Street, au premier étage, là où ils vivaient depuis cinq ans, après avoir quitté le sous-sol sans fenêtre dans lequel il avait grandi. « M’man ! » — et il avait dans la voix l’intonation d’un petit enfant perdu.
L’aube était passée depuis peu.
Cetta était rentrée tard, comme toutes les nuits. C’était une femme de vingt-huit ans et, vu son âge, elle avait changé de métier. Mais pas d’horaires. Elle entendit la voix de son fils s’insinuer dans son sommeil. Elle se retourna dans son lit et fourra la tête sous le coussin qu’elle pressa sur ses oreilles, afin de ne pas devoir abandonner le rêve fabuleux dans lequel elle était plongée, et qui ressemblait si peu à sa vie.
« Maman ! » — une urgence désespérée dans la voix. « Maman, réveille-toi, j’t’en supplie ! »
Cetta ouvrit les yeux dans la pénombre de la petite pièce.
« M’man… Viens… »
Cetta quitta son lit, qui occupait presque toute la chambre, à l’exception d’une vieille commode et d’un porte-manteau mural. Christmas recula, son regard effrayé était fixé sur sa mère en train de se frotter les yeux. Ils passèrent à la cuisine, où se trouvait aussi le petit lit de Christmas, contre la cloison, près du poêle. À gauche il y avait la porte d’entrée, qui donnait directement dans la cuisine. Cetta la referma.
« Qu’est-c’que tu veux, à cette heure ? Et d’abord, il est quelle heure ? » demanda Cetta.
Christmas ne répondit pas, il écarta les bras et baissa la tête sur sa poitrine.
La faible lueur éclairant le petit appartement venait de la fenêtre d’une pièce que Cetta appelait pompeusement le salon et qui devait faire trois mètres carrés. C’est à cette faible lueur que Cetta réalisa que la chemise de son fils était couverte de sang.
« Qu’est-c’qui t’est arrivé ? » s’écria-t-elle en écarquillant les yeux, brusquement réveillée. Elle se jeta sur son fils et toucha là où il était ensanglanté.
« M’man… m’man, regarde… » dit doucement Christmas, et il se tourna vers le divan du salon.
Cetta découvrit un adolescent boutonneux debout devant la fenêtre, le visage aussi épouvanté que celui de son fils. Et puis une fille qui leur tournait le dos, allongée sur le divan : elle avait des cheveux noirs et bouclés, et une robe blanche avec des manches et un volant à rayures bleues. Une fille couverte de sang.
« Mais qu’est-c’que vous lui avez fait ? hurla-t-elle, saisissant son fils.
— M’man… (les yeux de Christmas étaient remplis de larmes difficilement retenues), m’man, regarde-la… »
Cetta s’approcha de la jeune fille, la prit par les épaules et la retourna. Elle la lâcha aussitôt, frappée d’horreur. La jeune fille n’avait pas d’yeux mais deux amas de chair tuméfiée, sombre et gonflée. La lèvre supérieure était fendue. Du nez sortaient deux croûtes de sang dures et noires. Elle respirait à peine. Cetta se tourna vers le garçon boutonneux et puis vers son fils.
« On l’a trouvée comme ça, m’man ! (Un tremblement enfantin persistait dans la voix de Christmas). On savait pas quoi faire, alors… je l’ai amenée ici…
— Jésus Marie ! s’exclama Cetta avant de regarder à nouveau la fille.
— Elle va mourir ? demanda doucement Christmas.
— Petite, tu m’entends ? fit Cetta en la tenant par les épaules. Va prendre un verre d’eau, demanda-t-elle à son fils. Heu… non, le whisky, il est sous mon lit… »
La fille s’agita.
« Ça va aller, ça va aller… Dépêche-toi, Christmas ! » Christmas courut dans la petite chambre de sa mère et sortit de sous le lit une bouteille à moitié pleine du mauvais whisky que vendait une vieille femme de l’immeuble, amie de certains mafieux.
La fille, en voyant la bouteille — ou plutôt en la devinant à travers ses yeux tuméfiés — s’agita à nouveau.
« Du calme, du calme… » murmura Cetta en débouchant la bouteille.
La fille émit un râle et tenta de se débattre, on aurait dit qu’elle voulait pleurer mais que les larmes restaient coincées sous ses paupières gonflées et violacées. Puis, lentement, elle leva une main qu’elle montra à Cetta. Elle était couverte de sang. On lui avait amputé l’annulaire, d’un coup net, à la base de la première phalange.
Cetta ouvrit grand la bouche, porta une main à ses lèvres et à ses yeux, et puis elle enlaça la jeune fille, la serrant fort contre elle. « Mais pourquoi, pourquoi… ? » murmurait-elle. Enfin, déterminée, elle empoigna la bouteille. « Ça va te faire mal, très mal, ma fille… » déclara-t-elle d’une voix sérieuse et forte, avant de renverser d’un coup la bouteille de whisky sur le moignon de doigt.
La fille hurla. Sa bouche, en s’ouvrant, fendit les croûtes de sa lèvre supérieure, d’où le sang se remit à couler.
Le regard de Cetta se posa plus bas, là où la jupe était très abîmée. Entre les jambes, elle vit encore du sang. Alors, avec beaucoup de délicatesse, Cetta prit le visage massacré de la fille entre ses mains.
« Je sais ce qui t’est arrivé, lui chuchota-t-elle à l’oreille. Ne dis rien… »
Et lorsqu’elle se leva du divan, elle avait dans le regard une douleur et une haine qu’elle avait pourtant cru trop profondément ensevelies pour jamais pouvoir être exhumées. Elle avait les yeux de cette petite paysanne de l’Aspromonte qu’elle avait été autrefois, celle qui avait été violée et dépucelée dans un champ de blé, et dont elle avait voulu tout oublier — tout, sauf Christmas. Elle avait les yeux de cette passagère clandestine qui avait troqué auprès du capitaine de vaisseau son voyage en Amérique contre deux semaines de viol — ce capitaine dont elle revoyait soudain, et très nettement, le visage et les mains immondes. Cetta avait les yeux d’une fillette et un regard féroce.
Elle prit Christmas par le bras et l’entraîna jusque dans sa chambre. Elle ferma la porte. Puis elle pointa un doigt devant son visage :
« Si un jour, tu fais du mal à une femme, tu ne seras plus jamais mon fils ! Je te couperai le zizi de mes mains et puis je te tuerai. Et si jamais j’étais déjà morte, alors je reviendrais de l’au-delà pour faire de ta vie un cauchemar sans fin. Ne l’oublie jamais ! » Elle parla avec une rage noire qui effraya Christmas.
Puis elle ouvrit la porte et retourna dans le salon :
« Comment tu t’appelles, ma fille ? lui demanda-t-elle.
— Ruth… »
« Ruth » répéta Christmas en son fort intérieur, avec une espèce de stupéfaction.
« Que Dieu te bénisse, Ruth… (et elle lui traça une petite croix sur le front). Maintenant, mon fils va t’emmener à l’hôpital (et elle lança une couverture à Christmas). Fais attention à ce qu’elle ne prenne pas froid ! Et couvre-la bien, pour que personne ne la regarde, surtout là entre les jambes. Il n’y a que les docteurs qui doivent la voir (elle remit en place sa mèche blonde et lui posa un tendre baiser sur la joue). Vas-y, mon enfant ! (Puis elle l’attira à nouveau contre elle et le fixa droit dans les yeux). Laisse-la devant l’hôpital et pars en courant, car les gens comme nous, personne ne les croit jamais » ajouta-t-elle d’un ton sérieux et inquiet. Enfin, elle tourna le dos à tous et s’enferma dans sa chambre, se recroquevilla dans son lit et plaqua un oreiller sur sa tête, s’efforçant de ne pas entendre les halètements de ses anciens violeurs.
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