Christmas descendit à grand peine l’escalier étroit de leur immeuble — qui appartenait à Sal Tropea —, en portant Ruth dans ses bras, enveloppée dans une couverture, et Santo le suivit.
« Tu veux que je te relaie ? » proposa Santo après un bout de route, faisant mine de prendre la jeune fille.
Mais Christmas, sans savoir pourquoi, l’esquiva. D’un mouvement brusque, instinctif. « Non, c’est moi qui l’ai trouvée ! » dit-il. Comme s’il s’agissait d’un trésor. Et il reprit sa marche. Et dans sa tête, il répétait « Ruth », comme si ce nom avait un sens particulier.
Santo, deux blocks plus loin, lui fit remarquer, inquiet :
« Ta mère a dit de la laisser sur l’escalier de l’hôpital…
— Je sais… interrompit Christmas, haletant.
— … car sinon on risque d’avoir des ennuis, poursuivit Santo.
— Je sais.
— … si ça s’trouve, ils vont penser…
— Mais je sais ! » rugit Christmas.
Ruth gémit.
« Excuse-moi ! murmura Christmas à la jeune fille avec douceur et familiarité, comme s’il la connaissait depuis toujours. Écarte les cheveux de son visage ! dit-il à Santo. Mais doucement. »
Enfin, il reprit sa marche. Les trottoirs étaient bondés de miséreux qui allaient travailler, de jeunes délinquants qui vagabondaient déjà, de vendeurs ambulants qui essayaient de vendre leurs babioles, et d’enfants sales qui hurlaient les titres de l’édition matinale des journaux. Ils faisaient volte-face pour observer cet étrange trio, avec leur curiosité naturelle et leur détachement de jeunes blasés. Ils les examinaient un instant et puis détournaient le regard.
Christmas sentait ses bras se raidir. Il était en sueur. Une grimace de fatigue sur le visage. Lèvres crispées et entrouvertes, dents serrées, sourcils froncés et regard fixe, il était concentré sur leur objectif, maintenant visible.
« Tu la poses sur l’escalier et on se tire ! souffla Santo.
— Oui oui… »
Arrivé à la première marche, Christmas était sûr qu’il allait la faire tomber. Il n’avait plus de force dans les bras. « Ruth, on y est… » lui dit-il doucement, approchant son visage de celui de la jeune fille, et prononçant avec une émotion toute particulière ce prénom qui, pour lui, signifiait plus que tout.
Ruth esquissa un sourire. Et essaya d’ouvrir les yeux.
Christmas eut l’impression qu’ils étaient verts comme deux émeraudes, au milieu de tout ce sang caillé. Et il crut y voir quelque chose que nul autre ne pouvait voir.
« Pose-la et on se tire ! » insistait Santo avec une note d’anxiété dans la voix.
Mais Christmas n’entendait pas. Il fixait la fille qui le fixait et qui tentait de sourire. La fille aux yeux vert émeraude. « Moi je m’appelle Christmas » lui dit-il, et il attendit que le regard de Ruth croise ses yeux noirs. Parce que, à elle, il montrerait quelque chose qu’il ne montrerait à nul autre.
Ruth entrouvrit à peine la bouche, comme si elle voulait parler, mais ne dit rien. Elle bougea une main, qui s’échappa de sous la couverture et qu’elle posa contre la poitrine de Christmas. Celui-ci sentit le vide de l’amputation. À nouveau, ses yeux se remplirent de larmes. Mais il sourit. « On y est, Ruth ! »
« Merde, mais pose-la ! Y faut s’tirer d’ici !
— Et pourquoi vous devriez vous tirer ? » intervint une voix derrière eux.
Le policier porta le sifflet à ses lèvres et souffla avec force, tout en attrapant Santo par le bras.
Christmas gravit les dernières marches tandis que deux infirmiers sortaient de l’hôpital. Ils tentèrent de prendre la fille mais Christmas agissait comme s’il la protégeait d’une agression. Tout à coup, il semblait pris de folie, comme si toute la tension qu’il avait accumulée explosait dans sa gorge, de façon incontrôlable : « Noooon ! hurlait-il. C’est moi qui la porte, moi ! Appelez un docteur ! »
Les infirmiers le bloquèrent. Deux autres se précipitèrent et prirent la jeune fille dans leurs bras. Un autre infirmier apparut sur le seuil de l’hôpital avec un brancard. Ils l’y étendirent et disparurent dans le bâtiment.
« Elle s’appelle Ruth ! hurla Christmas en essayant de la suivre, mais il fut immédiatement arrêté. Ruth !
— Ruth comment ? demanda le policier, carnet en main.
— Ruth… » répéta simplement Christmas en se retournant. Tout à coup, la fureur qui l’avait saisi peu de temps avant l’abandonna totalement, aussi vite qu’elle était venue, et maintenant il se sentait comme vidé. Et épuisé. Il vit qu’on poussait Santo dans une voiture de police.
« Qu’est-ce que vous lui avez fait ? » demanda le policier.
Christmas regarda vers l’hôpital, sans parler, tandis que le policier l’entraînait à son tour dans le véhicule.
« On lui a rien fait ! pleurnichait Santo.
— Vous nous raconterez tout ça au poste » conclut le policier en fermant la portière. Puis il frappa sur le toit et le conducteur démarra.
Christmas était toujours tourné vers l’hôpital tandis que l’auto s’éloignait.
Ils furent mis en cellule dans l’attente d’être interrogés. « Il n’y a pas trop de monde, aujourd’hui ! » les informa l’un des matons en riant. Dans la cellule il y avait deux noirs. L’un d’eux avait reçu un profond coup de couteau à la joue. Il y avait aussi un blond d’une trentaine d’années blotti par terre, dans un coin, le regard fixe et hagard — il dégageait une odeur d’ammoniaque et murmurait des paroles incompréhensibles, dans une langue incompréhensible. Et puis il y avait un jeune qui avait peut-être deux ou trois ans de plus que Christmas, aussi maigre qu’un squelette, avec de longues mains de pianiste à la peau très lisse et deux cernes très noirs. Il semblait vif et avait l’air d’en savoir long.
Le garçon indiqua à Christmas le trentenaire, dans le coin, et expliqua : « Un Polonais. Il a tué sa femme. Et il y a cinq minutes, il s’est pissé dessus », puis il haussa les épaules et rit.
« Et toi, pourquoi t’es là ? lui demanda Christmas.
— Je pique des portefeuilles, répondit le garçon avec fierté. Et vous ?
— Pour rien ! hurla Santo, effrayé. Nous, on a rien fait ! »
Cela fit rire le garçon.
« On a sauvé une fille d’une bande rivale, répliqua Christmas.
— Et pourquoi donc ? rit à nouveau le jeune. Voilà ce que vous y avez gagné !
— Si quelqu’un fait du mal à une femme, je lui coupe le zizi de mes mains et puis je le tue. Ce sont les règles de ma bande, fit Christmas en faisant un pas vers le garçon. Et s’ils me font la peau, je reviendrai de l’au-delà pour faire de leur vie un cauchemar sans fin. Ceux qui s’en prennent aux femmes sont des lâches. C’est pour ça que j’en ai rien à foutre, d’être ici. Moi, j’ai pas peur. »
Le garçon le regarda en silence. Christmas ne baissa pas les yeux et puis, d’un air presque indifférent, passa la main sur sa chemise ensanglantée.
« Comment tu t’appelles ? lui demanda le jeune, avec une pointe de respect.
— Christmas. Et lui, c’est Santo.
— Moi, c’est Joey. »
Sans parler, Christmas opina du chef, comme pour signifier quelque chose de particulier, peut-être comme s’il daignait donner une espèce d’approbation.
« Et comment elle s’appelle, ta bande ? » demanda-t-il encore.
Christmas enfonça les mains dans ses poches, désinvolte. Dans sa poche droite, il sentit le gros clou qu’il avait trouvé dans la rue ce matin, et qu’il avait ramassé pour pouvoir fixer le fil à faire sécher le linge, dans la cuisine.
« Tu sais lire ? demanda-t-il à Joey.
— Ouais » répondit-il.
Alors Christmas se tourna vers Santo, lui tendit le clou et indiqua le mur de la cellule, couvert de graffitis.
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