Le policier aux cheveux roux le saisit par le bras et l’obligea à reculer. Christmas lança un regard vers le fils de Pep mais sans savoir que dire, que demander.
« Attendez ! dit la veuve au policier. Tu connaissais mon Pep ? demanda-t-elle à Christmas.
— Oui, Madame.
— Comment tu t’appelles ?
— Christmas. »
La femme fit une grimace qui — en d’autres circonstances, si elle n’avait pas été défigurée par la douleur — aurait été le sourire de quelqu’un qui se souvient :
« Ah, tu es le garçon que Pep voulait éloigner de la rue, c’est ça ? »
Christmas crut recevoir un coup à l’estomac. Il secoua la tête :
« Non, vous vous trompez, vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre… »
La veuve l’examina de pied en cap, et soudain passa la main sur le revers de sa veste avec un geste familier, intime, auquel Christmas ne s’attendait pas.
« Il est beau, ton costume… » fit-elle doucement. Puis elle s’écria : « Tu as vu ce qu’ils lui ont fait ? ». Ensuite elle le fixa encore un moment mais ne dit plus rien, et bientôt se détourna.
Christmas demeura immobile. Puis le policier roux recommença à l’entraîner vers la foule des curieux.
« Et Lilliput ? » cria Christmas à l’intention de la femme.
La veuve ne l’entendit même pas. Mais le fils de Pep se retourna :
« Elle est morte l’an dernier. De vieillesse » répondit-il.
La veuve leva la tête vers son fils, comme si elle revoyait Pep, et elle lui caressa la joue. Une caresse lente, qu’elle ne faisait pas vraiment en cet instant mais qui, en réalité, était la répétition d’un geste ancien, appartenant désormais et pour toujours au passé. Et, machinalement, son regard glissa vers le bas, vers les pieds de son fils ou de Pep, comme si elle cherchait l’horrible petite chienne galeuse aux yeux globuleux, qui était Pep à elle seule. Alors un sanglot la plia en deux une nouvelle fois. Ses yeux se remplirent de larmes et ils n’exprimaient aucune colère, seulement de la peine, lorsqu’elle fixa à nouveau Christmas. « Tu as vu ce qu’ils lui ont fait ? » articula-t-elle encore, mais sans s’adresser à personne en particulier et avec une expression confuse, comme si ces mots n’avaient plus vraiment de sens et qu’elle essayait juste de répéter quelque chose qui puisse l’aider à rester debout, agrippée à son fils — c’était tout ce qui lui restait.
Christmas ne put soutenir son regard et échappa à la prise du policier. « Allons-nous-en ! » lança-t-il brusquement à Joey, et il se mit à pousser et écarter la foule avec rage comme si, tout à coup, il manquait d’air. Il ne s’arrêta, haletant, que lorsqu’il eut atteint le trottoir d’en face. Alors il observa encore l’ensemble de la scène, dont il connaissait à présent tous les détails, avec les curieux, le camion des pompiers dissimulant le magasin, et la fumée qui montait de la boucherie vers le ciel. « Mais où tu étais ? se demanda-t-il. Qu’est-c’que tu faisais ? » Enfin il s’exclama à haute voix, comme pour chasser les questions qu’il n’arrivait plus à retenir : « Va t’faire foutre ! »
« Va t’faire foutre ! hurla à son tour Joey, mais en riant. Allez, y faut vite se tirer ! »
Christmas se retourna d’un bond. Derrière Joey, il reconnut les membres de la bande qui n’avaient pas voulu de lui, lorsqu’il était un jeune garçon et avait fondé les Diamond Dogs. Ils avaient les mêmes cernes sombres, le même regard dur, froid et distant que Joey. Ils gardaient les mains enfoncées dans les poches. Et souriaient. Ils souriaient en le fixant. Et chacun de ces sourires était un message. Ils étaient devenus les médiocres seconds couteaux des Ocean Hill Hooligans. Ils traînaient toujours autour du Sally’s Bar & Grill, attendant que quelqu’un ait un ordre à leur donner.
« C’est Dasher ? » cria Christmas en se dirigeant vers eux.
Mais Joey le retint. Alors le coup de sifflet d’un policier retentit : tous regardèrent dans cette direction, sur le qui-vive. Et quand Christmas tourna à nouveau la tête et chercha la bande des yeux, la rue était vide.
« Allez, bordel, on s’casse ! » s’écria Joey.
Christmas le suivit rapidement. Presque en courant. En un instant, ils se perdirent dans le dédale crasseux du ghetto. Ils s’arrêtèrent dans une petite rue. Joey sortit sa chemise du pantalon, faisant tomber à terre un sac à main, un portefeuille, une montre à gousset et quelques pièces. Il rit.
« J’t’avais dit que j’avais fait les courses ! » fit-il, commençant à fouiller dans le sac et le portefeuille. Il jeta des photographies jaunies et quelques vieux papiers, et ne dénicha que deux misérables dollars : « Bande de pouilleux ! » lâcha-t-il en secouant la tête.
« C’est Frank Abbandando qui a fait le coup, lança Christmas.
— Et alors ?
— Pep voulait pas lui filer le fric.
— Un sacré connard ! fit Joey en haussant les épaules, plein de rancœur. Tu t’rappelles c’qu’y m’avait balancé, ce boucher de merde ? Allez, va t’faire foutre, Pep ! Tu l’as dans l’cul ! Moi j’suis ici, et toi t’es qu’un sale con qui a cramé ! »
Christmas lui plaqua un avant-bras sur la gorge et, les dents serrées, le poussa violemment contre le mur. En l’étouffant. Mais alors, il se vit à nouveau dans les pupilles noires de Joey. « Tu es le garçon que Pep voulait éloigner de la rue, c’est ça ? » La phrase de la veuve bourdonnait dans sa tête. Voyant son reflet, il se reconnut enfin. Il était comme Joey. Comme les Ocean Hill Hooligans. Comme Franck Dasher Abbandando. Un voyou. Et il deviendrait un assassin. Parce que, quand on pense que sa propre vie ne vaut rien, quand on n’a pas de respect pour soi-même, les autres finissent par compter pour du beurre. Comme Pep. Un sale con qui a cramé. Il lâcha Joey.
Celui-ci toussa, cracha et lutta pour reprendre son souffle. « Merde, qu’est-c’qui t’prend ? s’écria-t-il enfin, flanquant un coup de pied dans le sac à main vide. Qu’est-c’qui t’prend, bordel de merde ? »
La Cadillac Type V-63 noire se gara le long du trottoir, faisant crisser ses pneus sur l’asphalte défoncé de Cherry Street. Christmas se retourna vers la portière qui s’ouvrait alors que la voiture n’était même pas encore arrêtée. Il vit un homme d’une trentaine d’années — blond, yeux clairs, oreilles décollées et nez aquilin écrasé par les coups de poing — sauter d’un bond du marchepied, le saisir par le col et lui asséner un coup de crosse de pistolet en plein front. Ensuite il sentit qu’on le poussait vers la voiture, et il se retrouva soudain à l’intérieur. Alors que le sang commençait à dégouliner dans ses yeux, il tomba face la première contre les jambes d’un type brun à face de cocker, large sourire, nez un peu épaté, bien habillé et avec un chapeau gris sur la tête. L’homme le saisit par les épaules et le releva, pendant que le blond remontait en voiture et que le chauffeur redémarrait en trombe.
« Je devrais avoir peur » pensa Christmas tandis que son front allait cogner contre l’épaule de l’homme à face de cocker, salissant son costume. L’homme le poussa de l’autre côté, et le sourire disparut de ses lèvres charnues. Il leva le coude pour inspecter la tache de sang sur sa veste. Puis Christmas sentit l’impact de ce même coude sur son visage, et sa lèvre inférieure s’ouvrit en s’écrasant contre ses dents. Il entendit l’homme à face de cocker qui s’exclamait : « Mais quel con ! »
Christmas laissa tomber sa tête en arrière, contre le cuir de la banquette qui sentait les cigares bon marché et la poudre noire. Il chercha en lui la présence d’une quelconque émotion mais revint de son inspection bredouille. Il ferma les yeux et écouta. Rien. « Je devrais avoir peur » se répéta-t-il mentalement, tout en se tournant vers son voisin, qui regardait droit devant lui avec un air sinistre. « Mais j’en ai rien à foutre. »
Читать дальше