« Greenie… » fit-il doucement.
Greenie le regarda à son tour, sans émotion. Mais il plissa légèrement les lèvres, laissa échapper une longue bouffée de fumée et secoua la tête.
« Marche, débile ! » Le blond le poussa encore, le faisant entrer dans une salle où un homme de dos jouait seul au billard.
« Voilà où je suis arrivé » se dit Christmas. Ses yeux se remplirent de larmes. Et pendant qu’on le forçait à s’asseoir sur une chaise, il revit en un instant le chemin parcouru. Le monde que Joey lui avait révélé, et dans lequel il s’était laissé entraîner sans opposer aucune résistance ni penser aux conséquences. Il pensa à sa vie et à ces deux dernières années, totalement inutiles. Il revit le chemin parcouru et comprit qu’il était arrivé dans une impasse.
L’homme de dos fit tomber la boule numéro huit dans la poche de côté, d’un coup sec. La blanche, frappée dans sa partie basse, s’arrêta dès qu’elle toucha la huit, obéissant à l’effet donné, revint lentement en arrière et alla se placer à vingt centimètres de la cinq, près d’une des poches de coin.
« Beau coup, chef ! » s’exclama un gars courtaud aux sourcils épais et au nez aplati, à mi-chemin entre le singe et l’idiot, un énorme pistolet dépassant de son étui d’aisselle.
Le chef ne daigna lui accorder ni un regard ni une réponse, et il se retourna vers Christmas. Il l’observa en silence, sa queue de billard à la main.
Depuis le jour où la Rolls du vieux Saul Isaacson s’était arrêtée pour la première fois à Monroe Street, devant l’immeuble appartenant à Sal Tropea, tout le Lower East Side avait cru à l’histoire inventée par Christmas. Les gens n’avaient cessé de murmurer — pendant quatre bonnes années — le nom de cet homme, convaincus que Christmas était en affaires avec lui. L’homme connu sous le nom de Mr. Big, the Fixer ou le Cerveau. L’homme qui avait toujours en poche un gros rouleau de billets de banque. L’homme qui avait truqué les World Series de baseball en 1919. Le boss que Christmas, en réalité, n’avait jamais rencontré. L’Homme d’Uptown. Christmas le reconnut aussitôt. Il avait entendu parler de l’épingle à cravate en diamant et de la montre en or. De ses doigts longs et fuselés et de ses poignets fins.
Le chef s’approcha de lui en le fixant. Il était maigre, d’une beauté ténébreuse, front haut, nez aquilin, lèvres fines, yeux allongés vers le bas et grain de beauté sur la joue gauche. Il avait une élégance naturelle et ne semblait pas un gangster comme les autres. Son costume en laine était du sur-mesure, sombre et pas du tout tape-à-l’œil. Il avait la classe. On aurait dit un homme d’affaires. Et Christmas savait qu’il en était un. Mais ce qui l’impressionnait le plus, c’était la manière dont il le dévisageait, en silence. À la fois avec grâce et violence, comme si dans ses yeux se mêlaient bluff et arrogance, élégance et brutalité.
L’homme retourna à son billard, sans avoir prononcé un mot. Il fit tomber la cinq dans la poche de coin et se mit à étudier la disposition des autres boules comme s’il était seul dans la pièce, sans personne d’autre. Christmas sentit alors qu’il n’arriverait pas à maîtriser sa peur :
« Mister Rothstein… » lâcha une petite voix.
Arnold Rothstein ne se retourna pas. Il frappa la blanche avec un effet latéral, la boule rebondit contre le bord et revint en arrière, percutant en rétro la treize qui fut avalée par la bouche. Rothstein pointa sa queue de billard vers la trois, dans le coin opposé. Entre la blanche et la trois, il y avait la neuf.
« J’en ai rien à foutre » se dit alors Christmas. Et la peur qui lui avait serré la gorge s’évanouit soudain. Tout à coup, il comprit qu’il n’allait nulle part et que, depuis deux ans, il fichait sa vie en l’air. Et comme ces boules de billard, il était destiné tôt ou tard à disparaître dans une bouche noire.
« J’en ai rien à foutre ! » déclara-t-il alors d’une voix assurée, qui le fit se redresser sur sa chaise.
Rothstein rata son tir. Sa queue de billard frappa la boule blanche avec un bruit étrange, la boule prit une trajectoire incertaine, toucha la neuf et s’arrêta en tournant sur elle-même au milieu du tapis. Un silence irréel s’abattit sur la pièce.
« Qu’est-ce que tu as dit, jeune homme ? » fit Rothstein en jetant sa queue de billard sur le tapis.
Christmas n’avait plus peur. Il était au fond d’une impasse ? Peut-être. Mais ces deux années n’avaient-elles pas été qu’une seule et longue impasse ? Il regarda Rothstein sans parler.
« Tu lui as expliqué quelque chose ? » demanda Rothstein à Lepke.
Louis Lepke Buchalter fit non de la tête.
« Non…, répéta Rothstein. Et toi, tu devines pourquoi tu es ici, jeune homme ? » lança-t-il alors à Christmas.
Christmas secoua la tête. Sa lèvre et son front lui faisaient mal. Son dos et son estomac aussi. Sans oublier sa jambe, là où Gurrah lui avait flanqué un coup de pied.
« Non…, répéta Rothstein, calme et en recommençant à le fixer. Greenie est arrivé ? » demanda-t-il à Lepke.
Celui-ci acquiesça.
« Greenie me connaît, dit Christmas.
— Je sais, fit Rothstein. Greenie, c’est ton avocat. Sans lui, tu serais déjà mort. »
Christmas déglutit le sang qui lui remplissait la bouche.
« Alors, mon garçon, j’attends toujours ! s’exclama Rothstein. Qu’est-ce que tu as dit, tout à l’heure ? »
Christmas se passa la manche de sa veste sur les yeux. Il regarda l’étoffe souillée de sang.
« J’en ai rien à foutre » répéta-t-il.
Rothstein éclata de rire. Mais il n’y avait aucune joie dans ce rire.
« Sortez ! » fit-il ensuite d’un ton froid et coupant.
Lepke, Gurrah et leur acolyte au visage de singe s’exécutèrent. Rothstein prit une chaise, qu’il plaça devant Christmas. Il inspira et expira profondément. Il s’essuya une phalange salie par le bleu.
« J’en ai rien à foutre…, répéta Rothstein lentement. Mais t’en as rien à foutre de quoi, exactement ?
— Vous voulez m’faire peur ? s’exclama Christmas en se redressant sur sa chaise, dans une posture de défi.
— Et tu veux me faire croire que tu n’as pas peur ? sourit Rothstein.
— J’ai pas peur de vous » répliqua Christmas même s’il n’en était pas très sûr. Et pourtant, quelque chose le poussait à jouer ce jeu. À risquer le coup. Parce qu’il n’avait rien à perdre, pensait-il.
Rothstein l’examinait :
« Le Lower East Side et Brooklyn sont infestés de petites frappes comme toi, à tous les coins de rues. Mais ça m’est égal, ça ne m’intéresse pas de compter les cafards et les rats : New York en est plein. »
Christmas le regarda en silence.
« La première fois que j’ai entendu parler de toi et des Diamond Dogs, c’était déjà il y a quelques années de cela, reprit Rothstein. Tu racontais que tu faisais des affaires avec moi. Je suis au courant de tout ce qui me concerne. »
Christmas le fixait droit dans les yeux. Sans baisser le regard. Et pourtant, il savait qu’il avait peur de Rothstein. « Qu’est-ce que tu fous ? se demandait-il. Qu’est-ce que tu veux prouver ? » Il regrettait presque la peur qui l’avait saisi quelques minutes plus tôt, et qui s’était aussitôt évaporée. Parce que le jeune garçon qu’il avait été autrefois aurait eu une peur bleue de se trouver ici, dégoulinant de sang, devant le boss le plus puissant de New York. Parce qu’il se rappelait les paroles de Pep, le jour où celui-ci l’avait chassé de sa boucherie en lui disant que quelque chose s’était brouillé dans son regard : « Tu peux encore devenir un homme, et non un voyou ! » Parce qu’il s’était reconnu dans les yeux de Joey et de tous les petits délinquants du Lower East Side, et il savait qu’il était comme eux. Éteint, comme eux.
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