« C’est pour ça que vous m’avez fait tabasser ? » interrogea-t-il. Et encore une fois, à son ton effronté, il comprit qu’il était comme tous les garçons des rues : sans avenir, sans rêves. Seulement plein de rage.
Rothstein sourit, découvrant ses dents blanches comme s’il laissait voir des lames de rasoir :
« Ne fais pas le dur avec moi, mon garçon, dit-il calmement. Tu n’as pas l’étoffe d’un dur. Tu es en sucre !
— Qu’est-ce que vous voulez de moi ? et Christmas se redressa encore davantage sur sa chaise, le dos très droit.
— Lepke est un dur, continua Rothstein en se levant. Gurrah est un dur (et il tourna le dos à Christmas). Pas toi.
— Qu’est-ce que vous voulez de moi ? répéta Christmas, se levant soudain.
— Assieds-toi ! » ordonna Rothstein, calme et autoritaire, toujours en lui tournant le dos.
Christmas sentit que ses jambes obéissaient avant même son cerveau. Il se retrouva assis.
Dès qu’il entendit grincer la chaise, Rothstein se retourna en souriant. Il sortit un mouchoir, orné au coin de ses initiales brodées, et le lui tendit :
« Essuie-toi un peu ! »
Christmas se passa le mouchoir sur le front et puis le pressa sur sa lèvre.
« Alors, on a fini de jouer ? » sourit encore Rothstein en lui donnant une tape sur l’épaule.
À ce contact, Christmas eut l’impression de se dégonfler. Comme s’il rendait les armes :
« Qu’est-ce que j’ai fait, m’sieur ? demanda-t-il doucement, sans agressivité.
— Depuis que tu t’es fourré avec ce petit branleur de Joey Sticky Fein, tu me casses un peu les couilles, expliqua Rothstein en revenant s’asseoir devant lui, penché en avant et une main sur le genou de Christmas comme s’il parlait à un ami. Ton associé, c’est une brebis galeuse. Un traître né. C’est écrit sur son visage ! Mais ça, c’est ton problème. Le truc, c’est que vous me piquez une partie de la location de mes machines à sous et que vous détournez quelques versements qui me sont dus pour la protection des petits commerçants, et puis vous commencez aussi à fourguer ma camelote…
— Moi je vends rien ! protesta Christmas avec véhémence.
— Ce que font tes gars, c’est comme si tu le faisais toi-même, ça c’est la règle » dit Rothstein calmement, comme un homme d’affaires normal.
Christmas le regardait sans bouger un muscle.
« Mais en ce moment, tu me crées de nouveaux problèmes, dont je ne veux pas, ajouta Rothstein d’un ton soudain tranchant. Tu racontes que Dasher a éliminé un certain boucher…
— Mais oui, c’est lui !
— Ce n’est pas lui. J’ai demandé à Happy Maione, qui est venu me voir pour se plaindre.
— Mais si, c’est lui !
— J’en ai rien à foutre, de ton boucher ! » hurla Rothstein.
Ses yeux se plissèrent et ses narines se dilatèrent. Il pointa un doigt vers la poitrine de Christmas et le frappa en rythme sur son sternum, tout en parlant d’une voix sombre, enrouée par son hurlement.
« J’en ai rien à foutre. Ce qui m’intéresse, c’est de pas avoir d’emmerdes avec Happy Maione et Franck Abbandando. Je peux les écraser quand je veux… mais seulement si ça m’arrange. Je veux pas d’embrouilles à cause d’un petit con qui se fait passer pour un de mes hommes et qui casse les couilles à tout le monde. Happy Maione est venu me demander la permission de s’occuper de toi. Parce que Happy, il connaît les règles. J’aurais pu dire oui… »
Christmas baissa les yeux.
« T’es un drôle de loustic. En principe, tu n’as pas un sou, et pourtant tout le monde jure t’avoir toujours vu bourré de fric, reprit Rothstein en se levant et en lui tournant le dos. On raconte que tu files cinquante dollars par jour à un morveux plein de boutons qui est vendeur dans un magasin de vêtements.
— Non, m’sieur, c’est arrivé qu’une seule fois, et j’ai repris le billet tout d’suite ! C’était juste de la poudre aux yeux. »
Rothstein sourit. Il ne savait pas pourquoi, mais ce jeune lui plaisait. Il aurait juré que c’était un joueur.
« On t’a vu donner dix dollars de pourboire au chauffeur d’une Silver Ghost que tout le monde croyait à moi.
— Je les ai repris aussi ! »
Rothstein rit, le regardant droit dans les yeux.
« Alors t’es quoi ? un magicien, un voleur ?
— Non, m’sieur. Mais c’est pas très difficile, fit Christmas. Les gens voient ce qu’ils ont envie de voir.
— Et alors, qu’est-ce que tu es ? continua Rothstein amusé. Un escroc ?
— Non, m’sieur » dit Christmas.
Et soudain, il se rappela qui il avait été. Il se rappela sa vie avant ces deux années d’obscurité. Il se rappela Santo et Pep et Lilliput et la pommade contre la gale. Il se rappela Ruth. Et il retrouva brusquement ses propres rêves, comme s’ils n’étaient jamais morts mais avaient simplement été mis de côté :
« Moi, je suis fort pour inventer des histoires. »
Rothstein le fixa un instant :
« C’est-à-dire que tu balances des conneries !
— Non, m’sieur, moi…
— Oh, tu me gonfles, avec tes m’sieur ! l’interrompit Rothstein, impatienté. Alors ?
— Je sais raconter des histoires. C’est le seul truc que je fais bien » reprit Christmas en retrouvant le sourire. Et il sut que, s’il s’était regardé dans un miroir, il aurait retrouvé aussi son regard, celui que Pep avait vu, il y a des années de cela.
« Et les gens croient à mes histoires parce qu’ils aiment rêver. »
Rothstein alla se rasseoir et se pencha vers Christmas. Il avait une expression à mi-chemin entre incrédulité et amusement. Il aurait juré que ce garçon était un joueur. Or, il aimait les joueurs. Lui-même était avant tout un joueur.
« Pourquoi tu racontes partout que tu travailles pour moi ? demanda-t-il.
— Mais j’ai jamais prononcé votre nom, pas une fois, j’vous jure ! sourit Christmas. J’ai seulement laissé les gens de mon quartier le croire, et moi… eh ben, c’est vrai, j’ai jamais démenti la rumeur… mais les gens ont tout fait tout seuls ! »
Rothstein sortit une cigarette d’un étui en or et la plaça entre ses lèvres sans l’allumer.
« Aucun de mes hommes ne te croirait, fit-il remarquer.
— Bien sûr que non ! admit aussitôt Christmas avant de se pencher vers le terrible boss, avec un enthousiasme qu’il croyait avoir perdu. Mais eux aussi, je pourrais leur faire croire quelque chose qu’ils ont envie d’entendre, sans le leur dire vraiment !
— Du genre ? »
Christmas eut l’impression que l’obscurité s’était enfin dissipée. Il comprit que son problème, c’était simplement qu’il avait cessé de jouer, sans savoir ni comment ni pourquoi. Pourquoi Ruth avait-elle disparu de sa vie ? Il lui avait promis de la retrouver. Mais comment pourrait-il la retrouver si lui-même se perdait dans les rues de New York ? Il devait se retrouver lui-même. Ensuite, il retrouverait aussi Ruth.
« Vous voulez faire un pari ? » proposa-t-il.
Un instant, les yeux de Rothstein brillèrent. S’il avait abandonné sa vie aisée à Uptown et sa famille riche, c’était juste pour son amour des paris. Il l’avait deviné, que ce jeune était un joueur ! Rothstein ne se trompait jamais, quand il jugeait une personne.
« Qu’est-ce qu’un crève-la-faim peut bien parier ? demanda Rothstein.
— Cent dollars ?
— Et tu vas les trouver où ?
— Vous me les prêtez ! Comme ça je parie avec. »
Rothstein rit :
« Tu es fou ! » Néanmoins, il tira de sa poche un gros rouleau de billets et en sortit cent dollars, qu’il tendit à Christmas. « Et moi, je suis encore plus fou que toi ! Parce que si je gagne, je reprends mon fric, et si je perds, je t’en donne le double ! » et il rit à nouveau.
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