« Je me rappelle encore mémé Tonia, lorsqu’elle passait le doigt sur la photo de son garçon mort, avait ajouté Cetta. Elle avait effacé son costume, à force de le caresser… » et alors Cetta avait posé sa main grande ouverte sur la poitrine de son fils et lentement, sans parler, avait commencé à passer le pouce de haut en bas, le caressant. Le regard voilé. Soudain lui était revenue à l’esprit sa propre mère, ce jour où elle l’avait estropiée pour qu’elle ne se fasse pas violer par le patron. Depuis ce jour-là, vingt années s’étaient écoulées, et elle n’y avait plus jamais repensé — c’était une autre vie, un autre monde. Mais à ce moment-là, tandis qu’elle continuait à passer le pouce sur la poitrine de son fils, elle avait compris ce que sa mère avait éprouvé. Et vingt ans après, elle lui pardonna. « Écoute-moi, Christmas » fit alors Cetta, avec la voix dure de sa mère et en utilisant presque les mêmes mots qu’elle. « Maintenant tu es grand et tu comprends bien tout ce que je dis. Alors tu comprendras, en me regardant dans les yeux, que je suis capable de faire ce que je vais t’annoncer. Si tu ne changes pas de vie, je te tuerai de mes mains. » Elle arrêta de bouger le pouce qui caressait la poitrine de Christmas. Elle fit une pause. « Moi, je ne suis pas comme mémé Tonia. Et je ne frotterai pas jusqu’à l’usure la photo de mon fils ! » Ses yeux s’embuèrent de larmes mais son regard demeura dur et déterminé. Elle referma lentement la main qui était toujours posée sur Christmas et soudain, avec toute la force dont elle était capable, elle le frappa en pleine poitrine, d’un violent coup de poing. Puis elle sortit de l’appartement.
Quand elle revint, dix minutes plus tard, elle avait un paquet à la main.
Christmas était toujours assis sur le canapé, tête entre les mains, emmêlant ses cheveux blonds couleur du blé avec ses doigts.
« Lève-toi ! » lui lança Cetta.
Christmas la regarda. Il s’exécuta.
« Déshabille-toi ! » lui ordonna-t-elle.
Christmas fronça les sourcils mais ensuite, croisant le regard dur de sa mère, il enleva sa veste, son pantalon et sa chemise, jusqu’à se retrouver en tricot de corps, caleçon et chaussettes. Cetta ramassa ses vêtements et en fit une boule. Elle se dirigea vers la cuisinière, ouvrit la petite porte du poêle où brûlait le charbon, et y jeta le tout.
Christmas ne dit mot.
Alors, tandis qu’une fumée dense commençait à sortir de la grille du four, Cetta revint sur ses pas et lança avec brusquerie à son fils le paquet qu’elle avait amené. « À partir d’aujourd’hui, tu ne t’habilleras plus en gangster ! » décréta-t-elle d’un ton qui, loin de s’adoucir, devenait de plus en plus déterminé.
Christmas ouvrit le paquet. Il contenait un costume marron, comme ceux que portaient tous les hommes du quartier, et une chemise blanche. Comme ce que mettait Santo.
« Et coiffe-toi ! » ajouta Cetta avant de lui tourner le dos et d’aller s’enfermer dans sa chambre en claquant la porte, parce que maintenant la peur la submergeait.
Christmas demeura immobile au milieu du petit salon, à moitié nu, costume marron et chemise blanche à la main, tandis que la pièce se remplissait d’une fumée dense et âcre qui le faisait larmoyer et lui rappelait celle qui s’était dégagée du magasin de Pep. Il toussa. Puis ouvrit grand la fenêtre. Il regarda en bas de l’immeuble, entendit la voix des passants et aperçut des gamins en haillons qui tournaient autour d’un ivrogne, attendant le moment propice pour le dévaliser. L’air froid se mêlait à la fumée de ses vieux vêtements qui brûlaient, et le faisait frissonner.
Alors, lentement, il enfila la chemise blanche et le costume marron.
« Eh, Diamond, qu’est c’que tu fous, fringué comme ça ? ricana Joey. T’as l’air d’un employé ! Tu l’as trouvé où, ce costume ? aux puces ?
— Ça fait deux semaines que t’as disparu ! (Christmas saisit Joey par le col de la veste et le secoua violemment). Merde, mais t’étais où ? »
Joey écarta les bras et eut un petit sourire fourbe, penchant la tête de côté :
« Oh, du calme, j’avais quelques affaires à régler… »
Christmas le poussa contre le mur, sans relâcher sa prise :
« Quelles affaires ?
— Calme-toi… (Joey continuait à sourire mais ses yeux, qui tentaient de fuir ceux de Christmas, étaient gagnés par un malaise croissant). Oh, c’est toujours les mêmes trucs, Diamond… (Il porta la main gauche à sa poche). J’ai ta part, t’en fais pas ! On est associés, non ? C’est pas mon genre, d’oublier mon associé…
— Pourquoi tu t’es tiré ? (La voix de Christmas vibrait, sinistre, dans la petite rue). Tu croyais que j’étais grillé ? Tu chiais dans ton froc ?
— Mais qu’est c’que tu racontes ? »
Joey rit, sur une note un peu stridente, tout en gardant la main dans sa poche. Et, à nouveau, il évita le regard de Christmas. Celui-ci le pressa avec force contre le mur :
« Regarde-moi ! Pourquoi tu t’es tiré ? » hurla-t-il.
Les yeux de Joey se creusèrent encore plus au milieu de leurs cernes sombres, ils semblaient maintenant à peine entrouverts. C’est alors qu’il sortit la main de la poche : il fit claquer son cran d’arrêt et Christmas sentit la pointe de la lame appuyée contre son flanc, à hauteur du foie.
« Laisse-moi, Diamond ! » dit lentement Joey.
Mais Christmas ne relâcha pas la prise. Il regarda Joey droit dans les yeux et, lentement, un sourire se dessina sur ses lèvres. Un sourire plein de mépris.
« Ouais, tu t’es chié dessus… » fit-il lentement.
Il sentit la pression de la lame s’accentuer.
« Laisse-moi ! répéta Joey. Allez, faut pas tout gâcher…
— Dis-le ! continua Christmas, le regard plein de mépris. Dis-le, que t’as chié dans ton froc ! »
Les deux jeunes s’affrontaient en silence. Les yeux dans les yeux : ceux, fiers, de Christmas et ceux, fuyants, de Joey. Puis, écrasé par le mépris qu’il lisait dans le regard de Christmas, Joey retira lentement son couteau.
« T’es un perdant ! lança Joey. T’es comme Abe le Crétin, t’es de la race de mon père… »
Christmas sourit, le lâcha et lui tourna le dos, s’éloignant d’un pas.
« T’es rien, t’es personne ! poursuivit Joey, la voix pleine de ressentiment. C’est grâce à moi que t’as bouffé, pendant toutes ces années ! Les Diamond Dogs, c’est qu’une connerie. Et toi, t’es une connerie ambulante. Y a que c’couillon de Santo qui pouvait croire à tes âneries. Tu crois que tout est un jeu… regarde-moi ! Ouais, c’est à ton tour, de me regarder ! » cria-t-il d’un coup.
Christmas se retourna. Sa mèche blonde était en bataille sur son front, cachant sa blessure à la tempe. La croûte qui descendait de la lèvre presque jusqu’au menton était sombre et épaisse.
« C’est moi qui t’ai fait bouffer ! » brailla encore Joey en se frappant la poitrine d’une main.
Christmas lui sourit, secouant la tête :
« Casse-toi ! lui dit-il, doucement et sans émotion.
— Qu’est c’que t’as raconté à Rothstein pour sauver ton cul ? demanda Joey. Qu’est-c’que tu lui as dit ? Tu m’as balancé ?
— Il sait déjà tout, j’ai rien eu à lui dire » répliqua Christmas. Puis il le regarda longuement, en silence. Et le mépris céda la place à la peine : « T’es un minable, Joey. Casse-toi ! »
Joey se jeta sur lui. Avec une colère aveugle. Christmas l’évita, le saisit par un bras, lui fit faire une roulade en détournant son élan contre lui-même, et l’envoya cogner sur le mur de briques rouges. Joey tomba à terre au milieu des détritus. Il se releva et se précipita à nouveau sur Christmas, les yeux pleins de rage. Mais Christmas l’attendait. Il lui asséna un coup de coude dans la gorge et puis lui flanqua son poing dans l’estomac. Joey se ratatina sur lui-même et toussa, le souffle coupé, ses jambes cédèrent et, agenouillé, il vomit une tache jaunâtre sur le bitume défoncé de la rue. Christmas se lança aussitôt sur lui, prêt à le tabasser, maintenant qu’il était à terre. Avec la hargne qu’il mettrait contre Bill, s’il le retrouvait. C’était toujours ainsi qu’il frappait ses adversaires : en pensant à Bill, toujours à Bill. Presque pour tuer. Parce que s’il trouvait Bill, il le tuerait. C’était pour ça qu’il était devenu fort. Pour Bill.
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