Le voyage pour la Californie avait commencé.
« Adieu » pensa Ruth.
En cette fin de matinée du 2 avril 1926 — le jour des dix-huit ans de Christmas —, une fumée âcre envahissait une bonne partie de la rue. Elle piquait les yeux de tous, même de ceux qui se tenaient éloignés, sur le trottoir d’en face. La foule se pressait en murmurant autour du camion des pompiers, qui cachait l’échoppe.
Christmas était grand et fort, maintenant. Il avait une cicatrice fraîche juste au-dessous de l’œil gauche. Et un peu de barbe blonde mal rasée grimpait sur ses joues. Il portait un costume que peu de gens auraient pu se permettre, mais froissé et sale. Dans sa poche droite, un couteau à cran d’arrêt. Dans son regard, une lueur morne. Sur son visage, l’expression d’un cynisme profond et général. Une dureté froide. Autant de signes extérieurs indiquant non seulement qu’il avait grandi, mais aussi qu’il était devenu identique à un tas de garçons qui vivaient dans la rue. Qui vivaient de la rue.
Suivi de Joey, Christmas se frayait un passage au milieu des curieux, poussant, s’enfonçant dans la foule et saisissant par les épaules quiconque gênait sa progression. Il savait qu’il devait voir ce qu’il y avait de l’autre côté du camion des pompiers. Il devait voir le magasin. Et tandis qu’il avançait à travers la fumée, toujours plus dense et étouffante, il entendait quelqu’un dire « Il pouvait pas s’en sortir tout seul… », et un autre « Il était têtu comme une mule… ». Une petite femme maigre, au visage crispé par la méchanceté des faibles et des affamés, s’exclamait « Il se croyait meilleur que les autres ! », et un type affirmait à son voisin « Le racket, on peut pas y couper », ce à quoi l’autre répondait, remuant la tête de haut en bas comme pour dire oui, et puis de droite à gauche comme si, en même temps, il disait non « Le racket on peut pas y couper, il faut payer soit les policiers irlandais, soit ces charognes d’Italiens ou de juifs… »
La fumée faisait de plus en plus larmoyer Christmas mais surtout, au fur et à mesure qu’il approchait du camion des pompiers, une odeur âcre et empoisonnée agressait ses narines, une odeur qu’il avait l’impression de reconnaître.
« Je lui avais dit ! » fit un gros bonhomme que Christmas eut du mal à écarter pour pouvoir avancer, « Il l’a bien cherché ! » lâcha un autre, presque avec rancœur, « Qu’est-ce que c’est moche, de finir comme ça… » murmura effrayée une femme habillée de noir, en se signant. « C’est quoi, ces gens ? Des bêtes ? Des diables ? » s’énerva sa voisine, mais d’un ton faible et résigné, parce que tout le monde dans le Lower East Side savait que la réponse à cette question rhétorique était tout simplement oui.
C’était une odeur de rôti brûlé, de viande trop cuite, réalisa Christmas, qui désormais se trouvait à quelques pas du camion de pompiers masquant l’échoppe, d’où s’échappait la fumée dense et humide d’un incendie à peine maîtrisé. Une odeur de rôti brûlé et puis inondé.
Juste de l’autre côté du camion, quelques policiers en demi-cercle repoussaient la foule, agitant leurs matraques d’un air menaçant et criant des ordres que nul ne semblait entendre. Comme si avoir les yeux saturés de curiosité et d’horreur rendait sourds les badauds.
« Pétard ! » s’exclama Joey avec un ricanement quand il se retrouva au premier rang avec Christmas, face à un gros policier aux cheveux roux tout en sueur. Et face à ce qui restait du magasin.
Sans se départir du regard dur et froid qui était devenu le sien pendant les deux années ayant suivi le départ de Ruth, Christmas commença à reconnaître, à travers la fumée qui se dissipait légèrement, l’intérieur de la boucherie appartenant à Giuseppe LoGiudice, que tout le monde appelait Pep. Il parvenait à distinguer le plan de travail en marbre clair, que la chaleur avait fait éclater. Mille fragments de verre provenant de la vitre de l’étal brillaient comme des paillettes sur des morceaux de viande secs et noirs qui grésillaient et se noyaient dans l’eau déversée par les pompiers. Il voyait aussi les chaînes de saucisses toujours pendues à leurs crocs mais brûlées et rabougries, avec leur graisse qui goûtait à terre. Et il remarquait que les carreaux de céramique blanche avaient explosé, arrachés au ciment qui, auparavant, les maintenait aux murs. Et il découvrait les traces que le feu avait laissées sur les murs dénudés, comme de longues langues noires qui se faisaient plus fines près du plafond, arrêtées dans leur dernier sursaut famélique pour dévorer tout l’oxygène.
Tout à coup, dans un éclat de miroir triangulaire qu’un pompier sortait du magasin, Christmas s’aperçut lui-même, avec son regard éteint et sans émotion. Et il ne se reconnut pas. Ce fut alors — tandis que les pompiers détachaient les raccords métalliques de la bouche d’incendie et commençaient à enrouler le tuyau à l’arrière de leur camion — qu’il vit arriver un lieutenant de police suivi d’une femme d’une cinquantaine d’années qui pleurait, désespérée, en s’agrippant à l’épaule d’un homme de trente ans environ, grand et fort, avec des mains d’étrangleur. Pep et lui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. « Tu avais une femme et un fils ! pensa Christmas. Je ne savais pas, Pep. »
Au moment même où le lieutenant disait à la femme « Ne regardez pas, Madame LoGiudice ! », un coup de vent s’engouffra soudain dans l’échoppe, chassa la fumée et la poussa au visage de la foule comme un chiffon toxique, avant qu’elle ne se disperse dans le ciel. C’est alors que Christmas le vit. Il vit ce qui en restait. Au milieu de la boucherie.
La femme hurla.
La chaise avait une structure en métal. C’était celle dont Pep se servait pour lire le journal, dans la ruelle derrière son échoppe. Et Christmas vit ce qu’il en restait. De la chaise et de Pep. Au milieu de la boucherie. Une boule de chair sèche, qui n’avait aucun rapport avec l’immense et brave ogre qu’il avait été de son vivant, collée au métal gondolé.
« Ils l’ont attaché à la chaise avec du fil de fer, expliquait un policier à son collègue. S’ils avaient utilisé de la corde, elle aurait brûlé et le pauvre gars s’en serait peut-être tiré… »
La femme hurla à nouveau. Puis toussa. Ses genoux fléchirent. Son fils tenta de l’entraîner un peu plus loin mais elle planta ses pieds fermement sur le sol et cria : « Non ! » avec une voix que la douleur n’affaiblissait pas.
« Joyeux anniversaire » se dit Christmas.
« Allez, on s’casse ! lui murmura Joey à l’oreille. J’ai fait les courses… »
Christmas se retourna pour le dévisager. Les yeux de Joey étaient de plus en plus enfoncés, le noir de ses cernes avait pris la densité d’une flaque de boue et une profondeur de marécage ou d’obscurs sables mouvants qui, lentement, absorbaient son regard. Et à nouveau, se reflétant dans ces pupilles qui n’étaient plus celles d’un jeune garçon, Christmas ne put se reconnaître. Alors il tourna brusquement la tête, afin que nulle question, et surtout nulle réponse, n’ait le temps d’être formulée. Il ne voulait entendre aucune question, aucune réponse. Il éprouva une soudaine nostalgie pour l’ingénuité de Santo, qu’il ne voyait plus depuis deux ans au moins. Il eut presque envie de rire en pensant à son visage boutonneux, le jour où il lui avait payé une demi-glace pour le recruter, et aussi en se souvenant de son éternelle lenteur de compréhension et de la peur qui lui avait coupé la voix lorsqu’il avait dû faire croire à la bande de voyous, derrière l’échoppe de Pep, qu’ils avaient rendez-vous avec Arnold Rothstein. Il se remémora la pommade contre les boutons qu’ils vendaient à Pep pour… Christmas écarquilla les yeux. Mais où était passée Lilliput ? Il échappa au policier qui essayait de les retenir et atteignit la porte encore brûlante du magasin ; là un air chaud, humide et âpre lui balaya le visage. Ses yeux fouillaient la boule de chair.
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