Sal, toujours impassible, lui asséna une claque en plein visage, qui le projeta par terre. « Je t’avais dit de plus jamais faire ça, commenta-t-il. J’aime pas répéter les trucs. » Puis il regagna son bureau.
Christmas rentra chez lui, la joue toute rouge.
« Qui t’a fait ça ? » lui demanda Cetta.
Christmas ne répondit rien et alla s’asseoir sur le divan, une expression joyeuse sur le visage.
« Qui t’a fait ça ? » répéta Cetta.
« Mon père » pensa Christmas en souriant. Mais il ne dit rien.
Cetta enfila son manteau et dit qu’elle avait une course urgente à faire.
Dès qu’elle eut fermé la porte, Christmas se leva du divan en riant, courut dans la chambre de sa mère et colla l’oreille contre le mur qui les séparait du bureau de Sal.
Cetta entra dans l’appartement de Sal, l’embrassa et se jeta sur le lit. Sal lui souleva la jupe, ôta sa culotte et s’agenouilla devant elle. Puis il lui écarta les jambes et plongea la tête au milieu. Alors Cetta se laissa aller à la langue de Sal et s’abandonna au plaisir.
Christmas avait toujours l’oreille collée au mur. Et il riait. Comme rient tous les gamins quand ils entendent les bruits de l’amour — comme de quelque chose de comique.
« Le boss dit qu’il est encore trop tôt pour arrêter, annonça Sal, sombre.
— Jusqu’à quand je devrais encore faire ce métier ? » demanda Cetta.
Sal se leva du divan de la maison close.
« Il faut que j’y aille, fit-il.
— Jusqu’à quand ? cria Cetta.
— J’en sais rien ! » explosa Sal.
Et Cetta lut alors quelque chose qu’elle n’avait jamais vu dans les yeux de son homme : une contrariété. Sal n’aimait pas qu’elle fasse la putain. « L’année prochaine, peut-être ? » demanda-t-elle en prenant Sal par la main. Mais Sal ne répondit rien. Ses yeux fixèrent le sol.
« Tu dors au bureau, cette nuit ? lui demanda Cetta.
— Peut-être… dit Sal. Il faut que je fasse un peu les comptes. »
Voilà maintenant plusieurs mois que, tous les soirs, Sal trouvait une excuse pour ne pas rentrer à Bensonhurst. Et Cetta allait dormir dans son lit, jusqu’à l’aube. Puis elle se levait et se glissait furtivement dans son propre appartement, pour ne pas réveiller Christmas.
« Ça me fait plaisir, fit Cetta.
— On verra, je te promets rien.
— Je sais, Sal.
— Maintenant, il faut que j’y aille, petite. »
Cetta sourit. Elle aimait quand Sal l’appelait « petite ». Même si maintenant elle était une femme de presque vingt-cinq ans, plus ronde et plus tendre.
« Dis-le encore !
— Quoi ?
— Petite !… »
Sal ôta sa main de celle de Cetta :
« J’ai pas de temps à perdre. C’est tout un bordel, avec cette histoire d’alcool…
— Alors c’est sûr ? demanda Cetta. (Tout le monde en parlait : le gouvernement voulait faire une loi interdisant l’alcool.)
— Oui, c’est sûr, dit Sal. Une nouvelle ère commence. T’y crois, toi, qu’aucun Américain ne boira plus ? »
Cetta haussa les épaules.
« C’est l’affaire du siècle ! On va tous se faire un sacré pognon ! s’exclama Sal. Et j’en veux ma part.
— Comment ? » demanda Cetta, inquiète.
Sal rit.
« J’ai certainement pas envie d’aller me balader et de me faire tirer dessus par les flics. Mais y a pas que la contrebande. Il faudra aussi ouvrir des lieux clandestins pour que les gens puissent boire, non ? Ce que je veux, c’est qu’on me confie un de ces endroits. »
Cetta regarda Sal :
« Alors tu seras encore moins à la maison…, fit-elle remarquer.
— Mais si ça se trouve, j’arriverai à convaincre le chef de t’embaucher comme serveuse dans mon bar ! et il cligna de l’œil.
— Vraiment ? s’écria Cetta électrisée en se jetant à son cou.
— Mais c’est dur, le boulot de serveuse, fit Sal en se dégageant de ses embrassades. C’est pas comme les poules, qui passent la journée au pieu !
— Dégage ! s’exclama Cetta en riant.
— Salut ! et Sal se dirigea vers la porte de la maison close.
— Dis-le-moi encore ! cria Cetta dans son dos.
— Je suis pas ton singe savant ! » fit Sal en claquant la porte.
Cetta s’assit sur le divan. Un sourire sur ses lèvres maquillées. Elle se regarda dans le miroir qui se trouvait en face d’elle. Elle regarda la robe qu’elle avait cru être celle d’une grande dame lorsqu’elle avait débarqué à New York. Et elle se souvint de la première fois où elle avait vu Sal, l’homme qui l’avait sauvée. Et celui qui, bientôt, la sauverait encore en lui permettant de devenir serveuse. Et elle s’imagina avec un tablier à rayures blanches et rouges.
On sonna à la porte.
Cetta se leva d’un bond. « J’y vais ! » cria-t-elle joyeusement aux autres prostituées, dans le couloir. « C’est Sal qui veut me dire “petite” ! » se dit-elle en riant.
L’homme sur le pas de la porte fixa son décolleté plongeant. Et il sourit en plissant les yeux : « C’est justement toi que je cherchais, poupée ! » dit-il en lui palpant les fesses. C’était un petit gros qui puait toujours l’eau de Cologne. « Je t’ai amené des bonbons, vilaine petite fille ! »
Et il voulait toujours faire des jeux dégoûtants.
Christmas cessa bientôt de rire aux bruits que faisaient Cetta et Sal au lit. L’amour ne lui semblait plus comique comme autrefois. Quelque chose avait changé dans son corps. Et même s’il ne savait pas bien comment gérer ce changement, il avait compris que l’amour était une affaire sérieuse et obscure, mystérieuse et fascinante. Quelque chose pour les grands. C’est ainsi qu’il cessa de coller l’oreille au mur qui séparait les deux appartements. Et chaque fois qu’il entendait sa mère rentrer chez elle, à l’aube, il faisait semblant de dormir.
Dans l’immeuble, quelques garçons plus âgés parlaient de femmes. Mais il s’agissait de discours confus. Et surtout, aucun ne mentionnait jamais le mot amour. On aurait plutôt dit une question de mécanique. À travers leurs discours, Christmas avait compris comment on faisait. Mais ce qui l’intéressait, c’était l’amour. Or ça, personne n’en parlait jamais. Même les grands.
Quand il eut treize ans, Cetta lui offrit une batte de base-ball et une balle en cuir. Maintenant elle était serveuse et non plus prostituée : elle gagnait moins et Christmas savait tous les efforts qu’elle avait dû faire pour acheter ce cadeau.
Un jour, Christmas était assis sur les marches devant l’immeuble de Monroe Street, sa batte et sa balle près de lui, et lisait pour la deuxième fois l’amour impossible et tragique du crève-la-faim Martin Eden pour la riche Ruth Morse.
Sal gara sa voiture entre deux étalages de vendeurs ambulants et, en entrant dans l’édifice, il lança à Christmas : « Si tu veux, je t’ai trouvé un petit boulot ! »
Christmas referma son livre, prit la batte et la balle et suivit Sal dans l’escalier.
« Si j’étais toi, je jetterais la balle et garderais seulement la batte, morveux ! s’exclama Sal, avant de rire tout seul.
— C’est quoi, comme travail ? demanda Christmas.
— Ils te donnent sept dollars pour goudronner un autre toit à Orchard Street, expliqua Sal. Ce sont les mêmes que la semaine dernière. Ils ont dit que tu te débrouillais bien. »
Christmas pensa que ce n’était pas avec sept dollars par jour qu’on devenait riche, et qu’on risquait plutôt d’avoir une vie aussi merdique que celle de Martin Eden. Mais il aimait que Sal s’occupe de lui : « On est une espèce de famille, pas vrai ? » lui demanda-t-il.
Sal s’arrêta au milieu de l’escalier et le regarda. Il secoua la tête, puis recommença à monter et ouvrit la porte de ce qu’il continuait à appeler son bureau, bien qu’il ait désormais vendu son appartement de Bensonhurst. « Qui c’est qui te met ces idioties en tête ? Ta mère ? »
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