Cetta était bouche bée. Elle ouvrit la porte et se retrouva dans la cuisine. À droite, une pièce avec un lit double. À gauche, un salon.
« C’est un appartement…, parvint-elle seulement à articuler.
— Belle découverte, bravo ! s’exclama Sal. Maintenant, faites pas le bordel ! Moi il faut que j’aille au bureau. Je suis là, à côté. »
Cetta se jeta à son cou pour l’embrasser. Sal la repoussa : « Merde, pas devant le morveux, tu vas en faire une tapette ! » s’exclama-t-il en sortant.
Le lendemain, Sal vint avec une plaque de laiton qu’il vissa sur la porte de l’appartement de Cetta. Celle-ci était au travail.
« Comment va ta blessure, morveux ? demanda-t-il à Christmas.
— Je veux plus aller à l’école, déclara le garçonnet.
— Tu verras ça avec ta mère » coupa Sal.
Puis il pointa du doigt la plaque de laiton :
« Qu’est-ce qu’il y a écrit, là ? »
Christmas se mit sur la pointe des pieds :
« Madame Cetta Luminita, lut-il.
— Madame… t’as pigé ? »
Dearborn — Détroit, 1923–1924
Les chambres à louer étaient toutes identiques. Les consignes toujours les mêmes : paiement anticipé, pas de femmes dans les chambres. Bill avait déménagé quatre fois depuis qu’il était arrivé dans le comté de Wayne, Michigan. Peu lui importait le logement. S’il changeait d’adresse, c’était simplement parce qu’il en trouvait une plus proche de River Rouge, l’usine où l’on produisait les Ford. Le Modèle T.
Mais absolument rien n’était comme Bill l’avait imaginé lorsqu’il avait été embauché. L’usine était encore en construction, elle couvrait une zone immense et il y avait des milliers d’ouvriers. Mais chaque ouvrier ne s’occupait que d’un seul élément de voiture, insignifiant et anonyme. Jamais d’un véhicule entier. À Bill était échu un morceau de carrosserie. Il devait serrer trois cercles en alliage métallique avec autant de boulons. Et c’était tout. Voilà sa contribution au Modèle T. Rien d’autre.
Le jour où il avait été embauché, il avait remarqué une page de journal affichée à l’entrée de son atelier. L’article était intitulé : Davantage de Tin Lizzie que de baignoires dans les fermes américaines . Le journaliste écrivait que le Modèle T avait donné aux Américains des zones rurales la possibilité de se déplacer à bien plus de douze miles de leurs fermes, la distance maximale qu’ils parcouraient normalement avec un cheval. Avec le Modèle T, les villes étaient à portée de main. Et lors de son enquête, le journaliste avait remarqué que dans presque chaque ferme il y avait une Ford, alors que souvent les gens n’avaient pas de baignoire. Lorsqu’il avait demandé une explication à la femme d’un agriculteur, celle-lui avait rétorqué : « On ne peut pas aller en ville en baignoire ! »
Bill avait ri, amusé ; le surveillant lui avait donné une tape dans le dos et avait porté un doigt à ses lèvres. Bill avait appris que l’usine était soumise à ce que les ouvriers appelaient le Ford whisper . Le murmure. Il était strictement interdit de s’appuyer contre les machines, de s’asseoir, de parler, de chanter et même de siffloter et de sourire. Ainsi les ouvriers avaient-ils appris à communiquer entre eux sans bouger les lèvres, afin d’échapper au contrôle des surveillants. Ils murmuraient.
Ce que ne disait pas le journaliste dans son article, c’était que le Modèle T avait aussi donné naissance à une nouvelle pratique. Les jeunes hommes allaient chercher chez elles les filles, qui rêvassaient sous les porches dans leurs fauteuils à bascule, et ils les emmenaient faire un tour. Et puis ils les renversaient sur la banquette arrière. Les ouvriers en plaisantaient entre eux, pendant la pause. Ceux qui montaient les sièges se plaisaient à raconter à leurs collègues que ça sentait déjà les fesses nues des jeunes filles. Un jour — après que la direction, pour cette raison précise, avait décidé de produire des banquettes arrière plus étroites —, certains d’entre eux réussirent à voler un des nouveaux sièges et, derrière un hangar en construction, ils firent des essais pour vérifier si Ford réussirait vraiment à enrayer cette nouvelle mode.
Bill était parmi eux. Il ne riait pas comme les autres et se tenait à l’écart, mais il s’amusait. Une des ouvrières qui se prêtaient à mimer les positions possibles, une jeune femme blonde au regard provocant, le prit par la main : « Allez, montre-moi ce que tu sais faire ! » dit-elle à voix haute, en riant. Les ouvriers chahutèrent et sifflèrent. Bill se sentit en feu, avec tous ces regards tournés vers lui comme s’il se trouvait soudain dans une cage. La fille rit en l’entraînant vers la banquette. Son bleu de travail moulait sa poitrine généreuse. Alors Bill lui tordit violemment un bras et la força à se retourner. Puis il la poussa sur le siège et se jeta sur elle, de dos, en la tenant par les cheveux.
« Ah, cette position-là, ça s’appelle : “Prendre le taureau par les cornes” ! hurla un ouvrier.
— Mais non, pas le taureau, la vache ! » corrigea un autre.
Et tout le monde recommença à ricaner et à siffler.
La jeune femme, en revanche, était soudain devenue sérieuse. Elle avait ressenti une chaleur brutale dans le ventre. Et une émotion intense. Quand Bill l’avait lâchée, elle s’était retournée pour le regarder :
« Comment tu t’appelles ? avait-elle demandé.
— Cochrann. »
Un ouvrier à l’air faible et timide s’était approché d’eux :
« Maintenant ça suffit, Liv ! avait-il lancé à la fille, presque comme une prière.
— Casse-toi, Brad ! » avait-elle répliqué, sans cesser de regarder Bill droit dans les yeux.
— Liv…
— C’est fini, Brad, avait dit la fille. Va-t’en ! »
L’ouvrier avait regardé Bill. Celui-ci s’était tourné vers lui :
« T’es sourd ? »
L’ouvrier avait baissé les yeux et avait débarrassé le plancher.
Le soir même, Liv était devenue la maîtresse de Bill. Ils avaient fait l’amour dans un pré. Violemment. Et quand Bill diminuait ses coups, Liv lui plantait les ongles dans le dos, jusqu’au sang. Puis, dès que Bill recommençait à lui faire mal, Liv relâchait la prise. Comme si elle ne pouvait concevoir l’acte sexuel sans douleur.
Et avec Liv, les cauchemars de Bill avaient cessé. Ruth avait arrêté de le tourmenter, la nuit.
Liv se laissait frapper, attacher, mordre. Elle hurlait de plaisir quand Bill l’agrippait par les cheveux jusqu’à les lui arracher. Et quand Bill était fatigué, Liv lui faisait mal. Elle l’attachait, le frappait, le mordait. Bill apprit à hurler de douleur et découvrit le plaisir de la souffrance. Il quitta la chambre qu’il louait et s’installa dans la cabane de Liv. Et jusqu’au soir du Nouvel An, il crut presque qu’il était amoureux. Il crut qu’il pourrait vendre ses pierres précieuses, construire une nouvelle maison plus solide que celle-ci et vivre avec cette jeune femme. Peut-être même l’épouser.
Mais le soir du Nouvel An, Liv lui annonça : « J’attends un enfant. Je suis enceinte. »
Ce soir-là, en faisant l’amour, Bill la frappa brutalement. Au visage. Et il la sodomisa avec une telle rage qu’elle manqua de s’évanouir. Puis, tard dans la nuit, Bill se réveilla en sueur. Ruth était revenue le voir. Elle était revenue le tuer. Il se leva en silence, alla s’asseoir dans la cuisine, les coudes fichés sur la table bancale, et se prit la tête entre les mains. Il ferma les yeux et vit son père qui ôtait la ceinture de son pantalon et les fouettait, sa mère et lui. Il rouvrit les yeux. Il trouva une demi-bouteille de coco-whisky, un alcool qu’on laissait fermenter trois semaines dans la coque d’une noix de coco, et il la but d’un trait. Quand la boisson lui fit tourner la tête, il ferma à nouveau les yeux. Et il vit encore son père, de dos, qui les fouettait sa mère et lui, ivre. Mais ce n’était plus son père, comprit-il un petit peu plus tard, quand il ne pouvait déjà plus rouvrir les yeux. C’était lui-même qui fouettait Liv et leur enfant. L’enfant qui allait naître.
Читать дальше