« Attends-moi, Fred » ordonna-t-elle lorsqu’ils furent devant la porte de l’appartement.
Christmas ne savait pas pourquoi elle n’était pas venue au rendez-vous. Il ne savait pas ce que ses parents lui avaient révélé ce jour-là. Il ne savait pas pourquoi elle avait rompu. Ruth sentit ses yeux se remplir de larmes.
« Attends-moi, Fred » répéta-t-elle, et elle tourna un instant le dos à la porte.
L’immeuble résonnait de voix. Des voix qui hurlaient, riaient et se disputaient. Dans une langue inconnue. Il y avait aussi des bruits d’assiettes, des chansons vulgaires et des pleurs d’enfants. Et cette odeur épouvantable. Cette odeur de gens. Elle se sentait irrémédiablement exclue de ce monde : les larmes qui embuaient son regard séchèrent, sa respiration se fit courte et une colère impuissante contracta ses muscles. Alors elle se retourna et frappa à la porte. Furieusement.
Quand Christmas ouvrit et se retrouva devant Ruth, il se figea. Puis il plissa les yeux et jeta un coup d’œil rapide et sévère à Fred. Ensuite il fixa à nouveau Ruth, froidement. Sans mot dire.
« Qui c’est ? » lança une voix féminine à l’intérieur.
Un homme laid, une serviette pleine de sauce tomate glissée dans le col de la chemise, apparut du fond de l’appartement.
Christmas ne disait toujours rien.
La femme qui avait parlé vint aussi voir ce qui se passait. C’était une petite brune. Elle avait des cheveux de flapper . Elle n’avait pas l’air d’une prostituée, pensa Ruth.
« Maman… c’est Ruth, tu te rappelles ? » articula alors Christmas.
Ruth s’aperçut que la femme portait aussitôt le regard vers sa main.
« Je suis désolée, dit Ruth à Christmas. Je n’aurais pas dû venir. » Elle tourna les talons et se précipita dans l’escalier.
« Pourquoi tu l’as amenée ici ? » lança Christmas à Fred avec colère, le dépassant et courant dans l’escalier derrière Ruth. Il la rejoignit dans le hall étroit de l’immeuble et l’attrapa par un bras, l’obligeant à se retourner.
« Tu te prends pour qui ? » lui hurla-t-il en plein visage.
Fred était maintenant en bas des marches.
« Attends-moi dans la voiture, lui fit alors Ruth, les yeux froids et le ton rude. J’en ai pour une minute. »
Fred regarda un instant les deux jeunes gens, hésitant.
« T’en fais pas, Fred, intervint Christmas. Elle en a pour une minute ! »
Fred sortit. Christmas et Ruth se dévisageaient en silence.
« T’as vu c’que tu voulais voir ? » demanda alors Christmas, à voix basse et d’un ton lugubre. Puis il prit bruyamment sa respiration, les bras grands ouverts. « Respire, Ruth ! C’est ça, l’air que j’ai dans les poumons ! Ton grand-père avait raison, cette merde, tu t’en débarrasses jamais… T’as vu qui on est ? Alors maintenant, tu peux t’en aller ! »
Ruth le gifla en plein visage. Christmas la saisit par les épaules et la poussa contre le mur, haletant. Regard en feu, lèvres serrées. Tout près de la bouche de Ruth. Et alors il vit la peur qu’elle avait dans le regard. La peur qu’elle avait dû avoir avec Bill. Il la lâcha brusquement et recula. Effrayé par la peur de Ruth.
« Excuse-moi » fit-il.
Ruth ne parlait pas, tandis que la peur s’évaporait de son regard, et elle secouait simplement la tête.
Christmas fit un autre pas en arrière : « Maintenant, tu peux partir » dit-il.
Christmas ne savait pas pourquoi Ruth ne s’était pas présentée à leur rendez-vous, ni pourquoi elle lui avait écrit ce billet d’adieu. Il ne savait pas qu’elle s’était mis du rouge à lèvres. Il ne savait pas que, pendant un instant, Ruth avait été prête à être une fille comme toutes les autres. Pour lui.
« Je pars en Californie, annonça Ruth dans un souffle, une rage froide vibrant dans sa voix. Mon père a vendu l’usine. Il veut produire des films. On déménage en Californie, à Los Angeles. » Elle avait cru qu’elle aurait du mal à le lui dire. Or, à présent elle éprouvait un sentiment de soulagement. Elle le regardait avec des yeux plissés semblables à deux fissures. Elle le détestait. Elle le détestait de tout son cœur. Parce que Christmas était tout ce qui lui restait. Et elle allait devoir le quitter. Pour toujours. Pour une nouvelle vie. Elle le détestait pour ses yeux limpides qui laissaient transparaître toutes ses émotions, sans pudeur aucune. Parce qu’elle avait vu dans son regard la peur de cette violence qui avait marqué leur rencontre. Parce que maintenant, il la fixait avec un air de chien battu. Parce qu’elle lisait dans son regard son désespoir de la perdre. « Adieu » lui dit-elle en toute hâte, avant qu’il ne puisse lire dans ses yeux à elle le même désespoir. Elle lui tourna le dos et courut à la voiture. « Démarre vite ! » lança-t-elle à Fred en claquant la portière.
Christmas se secoua avec un peu de retard. Lorsqu’il arriva dans la rue, la voiture s’écartait du trottoir. « J’en ai rien à foutre ! » hurla-t-il à pleins poumons.
Mais Ruth ne se retourna pas.
Toutes les tentatives de Cetta pour qu’il change d’avis échouèrent lamentablement : Christmas ne retourna jamais plus à l’école. Cetta dut finir par se rendre. Elle regardait son fils grandir et se demandait, inquiète, ce qu’il ferait lorsqu’il serait grand. Quand elle le voyait rentrer à la maison, quelques pièces en poche, après avoir passé tout l’après-midi à crier les titres des journaux dans les rues, son cœur se serrait. Elle voulait autre chose pour Christmas, mais elle ne savait quoi. Plus d’une fois, elle se prit à penser que ni lui ni elle ne deviendrait jamais américain, avec les mêmes chances que les Américains. Parce que le Lower East Side était comme une prison de haute sécurité : on ne pouvait s’en évader, et ceux qui étaient dedans étaient condamnés à perpétuité.
Mais son optimisme naturel reprenait bientôt le dessus, et elle retrouvait espoir. Alors elle saisissait son fils par les épaules et lui disait : « Il s’agit juste d’attendre l’occasion. L’important, c’est de ne pas la rater. Mais chacun d’entre nous a sa chance, ne l’oublie jamais ! »
Christmas ne comprenait pas bien les paroles de sa mère. Néanmoins il avait appris à acquiescer et à répéter tout ce que Cetta voulait. C’était ce qu’il y avait de plus rapide pour avoir la paix et pouvoir retourner à ses jeux d’enfant.
Il avait presque dix ans et avait construit un monde tout à lui, fait d’amis et d’ennemis imaginaires. Fréquenter les autres enfants de l’immeuble ne lui plaisait guère. Ces gamins lui rappelaient quelque chose qu’il préférait oublier. Ils lui rappelaient l’école et le garçon qui avait gravé le P de « putain » sur sa poitrine. Et chaque fois qu’il jouait avec eux, il craignait que quelqu’un ne fasse une plaisanterie sur Cetta et son travail. En outre, tous avaient un père. Et même si c’était un alcoolique violent et grossier, même si c’était un animal, c’était toujours un père.
Un jour, Christmas jouait seul dans l’escalier lorsqu’il entendit les pas lourds de Sal qui sortait de son bureau. Il se tapit dans un coin sombre, pistolet en bois à la main. Quand Sal fut à un pas de lui, Christmas bondit de sa cachette, brandit l’arme vers lui et cria : « Pan ! »
Sal ne broncha pas. « Ne refais plus jamais ça ! » fit-il simplement, de sa voix qui avait la profondeur d’un rot. Puis il continua à descendre l’escalier.
La semaine suivante, Christmas entendit à nouveau les pas de Sal dans l’escalier. Il se cacha et puis jaillit brusquement devant lui, pistolet à la main : « Pan ! T’es foutu, connard ! » brailla-t-il.
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