Christmas le suivit à l’intérieur de l’appartement : « Tu l’aimes ? » demanda le garçon à brûle-pourpoint.
Sal se figea. Il se balança d’un pied sur l’autre, embarrassé. Puis il passa près du bureau en noyer et regarda par la fenêtre.
« Je ne lui ai jamais dit, répondit-il à Christmas sans se retourner.
— Et pourquoi ?
— Mais qu’est-c’qui t’prend ? explosa Sal, se retournant le visage empourpré. C’est quoi, toutes ces foutues questions ? »
Christmas recula d’un pas. Il baissa les yeux sur la couverture de Martin Eden .
« Je voulais seulement savoir pourquoi…, fit-il doucement avant de se diriger vers la sortie.
— Parc’que j’ai jamais été un homme courageux, je suppose » répondit alors Sal.
Le lendemain à l’aube, Christmas entendit renter Cetta. Il sourit sous ses couvertures, sans bouger. Puis il sortit flâner dans les rues du ghetto, acheta une brioche avec l’argent qu’il avait gagné en goudronnant des toits la semaine précédente, et rentra chez lui à onze heures, l’heure à laquelle Cetta se réveillait. Il s’assit sur le lit de sa mère et lui tendit la brioche encore chaude.
Cetta lui caressa la main tout en grignotant la brioche. « Tu es devenu vraiment beau ! » lui dit-elle.
Christmas rougit. « Tu sais, ça m’embête pas, si tu restes chez Sal ! » dit-il alors, les yeux baissés.
Cetta s’étrangla avec son morceau de brioche. Elle toussa. Puis elle rit, passa ses bras autour des épaules de Christmas et l’attira contre elle, le serrant et l’embrassant sur le front.
« Non, j’aime savoir que tu veilles sur moi, le matin ! » s’exclama-t-elle, et ils restèrent dans les bras l’un de l’autre, allongés ensemble sur le lit.
« Maman, Sal t’aime, tu sais ? souffla Christmas un peu plus tard.
— Oui je sais, mon trésor, répondit Cetta doucement.
— Et comment tu le sais, s’il ne te l’a jamais dit ? »
Cetta soupira, caressant la mèche blonde de Christmas.
« Tu sais ce que c’est, l’amour ? fit-elle. C’est réussir à voir ce que personne d’autre ne peut voir. Et laisser voir ce que tu ne voudrais faire voir à personne d’autre. »
Christmas se serra contre sa mère : « Moi aussi, je serai amoureux, un jour ? »
« Ils partent ce soir » lui avait dit Fred ce matin de mi-janvier. Il était venu le voir chez lui pour lui annoncer la nouvelle.
Christmas l’avait regardé sans parler. Il avait baissé les yeux. « Alors c’est vrai » avait-il pensé. Jusqu’à ce jour-là, il avait fait semblant de ne pas y croire. Parce qu’il ne pouvait se dire qu’il ne reverrait plus jamais Ruth. Qu’il devrait l’oublier.
« Central Station, avait ajouté Fred comme s’il avait lu dans ses pensées. Quai numéro cinq. À dix-neuf heures trente-deux. »
Et ce soir-là, Christmas se rendit à Grand Central Station. En s’approchant de l’entrée principale, sur la quarante-deuxième rue, il regarda l’énorme horloge qui dominait la façade. Il était sept heures vingt-cinq. Au début, il avait décidé de ne pas y aller. Cette petite fille riche et gâtée ne méritait pas son amour. Alors comme ça, elle était capable de l’effacer aussi facilement de sa vie ? Eh bien, il allait faire pareil ! s’était-il dit rageusement. Mais ensuite, il n’avait pas résisté. « Je t’aimerai toujours, même si tu ne devais jamais m’aimer ! » avait-il pensé et, à cet instant même, toute sa colère s’était évanouie et l’avait quitté. Christmas était redevenu le garçon qu’il avait toujours été. Mais en lui, maintenant, il n’y avait place pour rien d’autre que pour l’amour immense qu’il éprouvait pour Ruth.
L’aiguille des minutes avança d’un cran. Sept heures vingt-six. Les statues de Mercure, Hercule et Minerve le fixaient avec sévérité. Il se décida à entrer sous le regard aveugle de la statue du magnat des chemins de fer Cornelius « Commodore » Vanderbilt. Et soudain, il eut l’impression qu’il n’aurait plus le temps.
Il se mit à courir vers le quai numéro cinq. Il voulait la voir. Ne serait-ce qu’une dernière fois. Afin que ces traits qu’il connaissait par cœur s’impriment sur sa rétine de manière indélébile. Parce que Ruth était à lui et qu’il était à Ruth.
Il arriva à bout de souffle et, se frayant un passage parmi la foule qui se pressait sur le quai, il commença à remonter les wagons, et sa peur de ne pas la trouver était telle que son cœur battait dans ses tempes. On annonçait maintenant le départ du train. Sept heures vingt-neuf. Encore trois minutes. Trois minutes, et puis Ruth disparaîtrait de sa vie.
Enfin il l’aperçut, assise près d’une fenêtre, le regard perdu dans le vide avec une expression absente. Christmas s’arrêta. Il aurait voulu frapper à la vitre et toucher sa main à travers le verre, une dernière fois. Mais le courage de s’approcher lui manqua. Il resta là debout à la regarder, au milieu de ce fourmillement de gens. Sans savoir pourquoi, il enleva son bonnet. À ce moment-là, il remarqua que Ruth baissait les yeux sur quelque chose qu’elle tenait à la main. Et puis elle mit ce quelque chose autour de son cou. Les jambes de Christmas se mirent à trembler.
« Mais qu’est-ce que c’est laid ! » s’exclama la mère de Ruth assise devant elle, fixant le pendentif en forme de cœur que sa fille venait d’attacher.
« Je sais » dit Ruth, passant son pouce sur la surface rouge et luisante du cœur. Le caressant. Avec amour, s’avoua-t-elle à elle-même, maintenant qu’elle partait et ne courait donc plus aucun risque. Et puis son regard franchit la vitre.
C’est alors qu’elle le vit. Ses cheveux couleur du blé décoiffés sur le front. Ses yeux sombres, profonds et passionnés. Et ce ridicule bonnet à la main. Et aussitôt, sans qu’elle puisse rien contrôler, l’image de Christmas se retrouva embuée de larmes.
Le garçon fit un pas hésitant en avant, se détachant de la foule, alors que désormais il était trop tard et qu’ils ne pouvaient plus rien se dire. Mais leurs regards se mêlaient. Et dans ces yeux voilés de larmes, il y avait plus de mots qu’ils n’auraient jamais pu prononcer, plus de vérité qu’ils n’auraient pu avouer, plus d’amour qu’ils n’auraient pu montrer. Et plus de douleur qu’ils n’étaient capables de supporter.
« Je te trouverai ! » articula lentement Christmas.
Le train siffla. S’ébranla.
Christmas vit que Ruth tenait une main serrée sur le cœur rouge qu’il lui avait offert.
« Je te trouverai ! » répéta-t-il doucement, alors que Ruth était emportée au loin.
Quand Christmas disparut de sa vue, Ruth se redressa. Une larme roulait sur sa joue.
Sa mère la regardait d’un air distant et glacé. Épiant les émotions de sa fille, elle avait remarqué Christmas elle aussi. Elle la fixa encore un instant et puis s’adressa à son mari, qui lisait un journal : « L’amour des jeunes, c’est comme un orage d’été, soupira-t-elle d’un ton las. En un instant, l’eau sèche au soleil, et bientôt on ne sait même plus qu’il a plu. »
Ruth se leva.
« Tu va où, mon trésor ? demanda la mère.
— Aux toilettes, répondit Ruth en la fixant avec un regard féroce. Je peux ?
— Ma chérie, contrôle-toi ! » s’exclama sa mère, avant de prendre une des revues qu’elle se faisait envoyer de Paris.
Ruth chercha l’employé qui s’occupait de leur wagon, se fit prêter une paire de ciseaux et s’enferma dans le cabinet de toilette. Elle se déshabilla et lia encore plus étroitement la bande qui lui écrasait la poitrine pour la cacher. Puis elle remit ses vêtements et, d’un coup de ciseaux net, coupa ses longues boucles. À hauteur des mâchoires, plus longs devant et plus courts sur la nuque. Elle les mouilla et s’efforça de les lisser. Elle rendit les ciseaux à l’employé et revint s’asseoir à sa place, devant sa mère.
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