Ruth ouvrit grand les yeux. Effrayée. Elle avait eu la réponse qu’elle cherchait. Qu’elle craignait, peut-être.
Elle était prête à devenir femme.
Mais pas tout de suite, se dit-elle, sans réussir à détacher les yeux de sa propre image dans le miroir, nue et s’abandonnant. Sensuelle. « Pas tout de suite » se répéta-t-elle. Et elle eut l’impression que cette pensée tremblait, comme sa voix aurait tremblé si elle avait prononcé ces mots.
La salissure que Bill avait collée sur elle, comme le sillage de sang qu’il avait laissé derrière lui, était toujours là, nichée entre ses jambes et imprimée dans son regard. Alors elle ramassa la gaze qu’elle avait laissé tomber et se banda à nouveau la poitrine. Presque avec un sentiment d’urgence. Toutefois, ses mains obéissaient à la sensation qui, maintenant, l’avait envahie, et la bande n’était pas aussi serrée qu’auparavant : elle était devenue tendre comme une caresse, comme le souvenir de quelque chose qui devait la protéger, chaude et réconfortante. Parce qu’elle ne devait pas se presser. Parce qu’elle avait peur de ce qu’elle pensait. De ce qu’elle décidait.
Elle se rhabilla, recommença à ouvrir les tiroirs de sa mère et se poudra légèrement le visage. Puis elle se mit un imperceptible voile d’ambre sur les paupières. Elle se coiffa en nouant deux rubans de satin rouge à ses boucles noires. Ensuite elle regagna sa chambre et se parfuma avec le № 5 de Chanel, le dernier cadeau de son grand-père. Enfin elle retourna dans la salle de bain de sa mère et ouvrit un petit étui noir qui contenait l’objet sacro-saint de toute femme : elle s’approcha du miroir et, les mains tremblantes, se mit un soupçon de rouge sur les lèvres.
Parce que, ce jour-là, elle embrasserait peut-être Christmas, le petit sorcier.
« On doit te parler, ma chérie ! » lança son père depuis le salon, alors que Ruth se préparait à sortir, afin d’arriver ponctuelle à son rendez-vous dans Central Park.
Ruth sursauta. Elle n’était pas seule ! Elle arracha en toute hâte les rubans rouges de ses cheveux et se frotta fébrilement le visage, effaçant toute trace de maquillage. Puis elle s’essuya les lèvres sur un pan de son corsage. Elle respira profondément et se présenta dans le salon, avec le cœur qui battait encore la chamade.
Son père et sa mère étaient installés dans deux fauteuils, mains sur les genoux et expression compassée sur le visage.
Ce fut seulement alors que Ruth s’aperçut qu’on avait roulé les tapis dans un coin et accroché des étiquettes aux poignées ou aux clefs de certains meubles.
« Assieds-toi, Ruth » dit sa mère.
Christmas n’était pas pressé de rentrer chez lui. Il était allé attendre Ruth à l’endroit habituel, sur leur banc de Central Park. Mais Ruth n’était pas venue. C’était la première fois qu’elle ratait un rendez-vous. Dans un premier temps, il avait simplement attendu. Ensuite il s’était levé et avait couru jusqu’à l’angle de Central Park West et de la soixante-douzième rue, là où ils se retrouvaient au début. Et puis il était revenu sur ses pas, toujours en courant, jusqu’au banc, de peur que Ruth ne soit arrivée et, ne le trouvant pas, ne s’en aille. Et c’est alors qu’il avait vu Fred. Une lettre à la main :
« Oublie-moi. Tout est fini. Adieu, Ruth. »
Rien d’autre. Christmas était tellement bouleversé qu’il n’avait pas posé la moindre question à Fred. Il avait entendu la voiture s’éloigner derrière lui mais ne s’était même pas retourné.
« Oublie-moi. Tout est fini. Adieu, Ruth. »
Il était resté assis sur ce banc, leur banc, tournant encore et encore le billet entre ses mains, le roulant, le tripotant, le jetant par terre avant de le ramasser et de finir, à chaque fois, par le relire. Comme s’il imaginait qu’en maltraitant ainsi ces quelques syllabes, elles finiraient par se mélanger et former des mots différents. Un message différent. Enfin, au bout de deux heures, il avait senti monter en lui une colère profonde. Coupant par le parc, il traversa la cinquième avenue et atteignit Park Avenue.
Le portier en livrée le bloqua immédiatement. Puis il appela l’appartement des Isaacson à l’interphone : « Un jeune homme dénommé Christmas demande M lleRuth » expliqua-t-il. Imperturbable, il écouta la réponse. « Très bien, madame, et veuillez m’excuser pour le dérangement » fit-il pour clore la communication. Alors il se tourna vers Christmas et rapporta, d’une voix nasale et antipathique :
« M meIsaacson dit que mademoiselle est très occupée, et elle vous prie de ne plus la déranger à la maison.
— Je veux que Ruth me le dise en face ! » gronda Christmas en agitant la lettre dans les airs, avant de faire un pas en avant.
Le portier l’empêcha de passer :
« Ne m’obligez pas à appeler la police, menaça-t-il.
— Je veux parler à Ruth ! » clama Christmas.
À cet instant, une dame âgée, élégante et raffinée pénétra dans le hall de l’immeuble, fixant Christmas d’un air scandalisé.
« Bonsoir, madame Lester, dit le portier en esquissant un salut. Je vous ai fait monter vos revues. »
La vieille dame grimaça à travers ses rides et décocha un sourire forcé. Puis elle se dirigea vers l’ascenseur, où le liftier l’attendait au garde-à-vous.
Alors le portier, sans perdre son sourire, se pencha vers Christmas et lança : « Dégage, wop, ou ça va mal finir ! » Puis il se redressa, croisa les bras sur la poitrine et retrouva son attitude officielle de portier sur Park Avenue.
C’est pourquoi Christmas se dirigeait à présent vers son ghetto, sans se presser. Il était furieux. Mais qu’est-ce qu’elle s’imaginait, Ruth ? Qu’il était disposé à se laisser traiter comme un serviteur ? Simplement parce qu’elle était riche et lui un crève-la-faim ? Il allait lui faire passer le goût de faire des conneries pareilles ! La veille encore, il semblait pourtant — malgré tous les efforts qu’elle faisait pour le dissimuler — qu’elle l’aimait avec ce même sentiment absolu et bouleversant qu’il avait éprouvé à la seconde où il l’avait vue, à travers un voile de sang coagulé, sans savoir qui elle était et sans rien demander. Il s’était senti tout à elle, dès le premier instant et dès qu’il l’avait prise dans ses bras comme s’il portait un trésor. Et maintenant, Ruth prétendait tout arrêter avec ce billet ? Adieu. Christmas flanqua un coup de pied dans un morceau de goudron qui s’était détaché.
« Eh, attention, jeune homme ! » s’exclama un passant d’une quarantaine d’années, qui portait un costume gris et un manteau avec col de fourrure, parce que la pierre l’avait effleuré.
« Bordel, qu’est-c’tu veux, toi ? l’agressa Christmas en le poussant. Qu’est-c’tu cherches, merdeux ? Tu crois que tu m’fais peur, avec ta peau d’rat ? (et il le poussa encore). Tu crois que t’es quelqu’un ? Tu veux que j’te casse la gueule ? que j’te fasse les poches ? T’as envie d’passer Noël à l’hosto ?
— Police ! Police ! » se mit à crier le passant.
Le sifflet d’un policier retentit aussitôt.
Christmas regarda l’homme. Il lui cracha au visage et s’enfuit, courant aussi vite que possible, jusqu’à ce qu’il n’entende plus le sifflet du policier derrière son dos. Alors il s’arrêta, plié en deux, mains sur les genoux, tentant de reprendre son souffle. Autour de lui, il n’y avait que des gens joyeux. Des femmes et des hommes qui rentraient chez eux chargés de cadeaux et de petits paquets. C’était Noël pour tout le monde, mais pas pour Christmas.
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