— Ne dis pas d’idioties…
— Je suis américain.
— Si tu veux, mais en tout cas tu n’es pas juif. Et Ruth épousera un juif.
— Elle n’aimera pas un juif ! dit Christmas avec colère.
— Et elle t’aimera, toi ? » rit-il, sarcastique. Toutefois, c’était un rire forcé. Il retrouvait le regard intense dont il avait le souvenir, mais en plus déterminé, à présent. Comme si, tout à coup, le gosse était devenu homme.
« C’est ça, la possibilité que le hasard m’a offerte. Et je n’ai pas l’intention de la gâcher, comme vous dites. »
Le vieux Saul Isaacson fixa Christmas, tout en brandissant sa canne :
« À partir de ce moment, je t’interdis de voir Ruth ! » s’exclama le vieux.
Christmas ne cessa de sourire, avec un air de défi :
« Pourtant vous avez toujours une dette envers moi, pas vrai ?
— Mais ça ne va pas jusque là !
— Non, je pensais à votre offre de travail, dit Christmas. Moi, j’ai la personne qu’il vous faut.
— Je ne fais pas la charité !
— Quand j’ai trouvé Ruth, un de mes amis était avec moi. Lui aussi mérite de pouvoir exploiter le hasard. Et votre reconnaissance. »
Le vieux juif regarda intensément Christmas :
« Et qui c’est ? Encore un qui a la langue bien pendue, comme toi ?
— Non, monsieur. Santo est un magasinier né.
— Santo ?
— Santo Filesi. Il sait lire et écrire. »
La tête de Saul Isaacson oscilla de droite à gauche.
« Allez, d’accord ! finit-il par soupirer. Dis-lui de venir ici à l’usine demain matin à neuf heures précises, s’il veut ce poste. (Puis il pointa sa canne contre la poitrine de Christmas). Mais toi, tiens-toi loin de Ruth !
— Non, monsieur ! Il faudra me faire massacrer par Greenie. Mais s’il ne me tue pas… je me remettrai debout ! » dit Christmas résolu, avant de tourner les talons et de quitter le bureau.
Alors qu’il s’éloignait, Christmas entendit la canne du vieux s’abattre rageusement sur le bureau, à trois reprises. Puis il y eut un craquement sec : du bois qui se cassait.
Le lendemain, Santo se présenta devant Saul Isaacson avec une canne flambant neuve, que Christmas s’était procurée gratuitement chez un brocanteur du quartier, en lui laissant entendre qu’elle était destinée à un grand boss pour lequel les Diamond Dogs travaillaient : le numéro un en personne ! Le commerçant avait choisi sa meilleure canne en vieux bois d’ébène africain, ornée d’un pommeau en argent et munie d’une pointe renforcée en argent.
« De la part de Christmas ! fit Santo à neuf heures ce jour-là, en la tendant au vieux juif. Il dit que c’est une canne très résistante. »
Le grand-père lui arracha la canne des mains et la brandit en l’air, prêt à l’abattre. Puis il éclata tout à coup d’un rire sonore et il embaucha Santo avec une paye de vingt-sept dollars cinquante par semaine.
Au début de l’automne, le vieux était mort.
Le docteur Goldsmith, le médecin de famille, expliqua qu’il avait recommandé à Saul Isaacson de mener une vie plus régulière, d’éviter les efforts et les crises de colère, de ralentir ses activités, de manger sans excès et d’arrêter de fumer. Mais, toujours d’après le docteur Goldsmith, le vieux avait répliqué : « Je ne veux pas vivre comme un malade pour mourir en bonne santé ! » Ainsi, le fondateur de la Saul Isaacson’s Clothing — une des usines de textiles et de prêt-à-porter les plus prospères de tout l’État — était mort d’un infarctus.
Et Ruth s’était dit : « J’ai froid. »
Elle n’avait pas réussi à verser la moindre larme. C’était comme si, en un instant, son corps tout entier s’était transformé en glace. Seul le moignon de son doigt amputé lui avait fait sentir un élancement aigu et douloureux. Comme un hurlement. Et puis rien d’autre. Il était devenu de glace lui aussi. Et bien que les journées soient encore douces, Ruth s’était emmitouflée dans de gros pulls et des couvertures en cachemire. Malgré cela, elle n’avait jamais cessé d’avoir froid.
Entourée des miroirs drapés de noir, elle restait assise, immobile, sur le siège que son grand-père occupait toujours, cherchant quelque reste de la chaleur que ce vieil homme irascible et affectueux lui avait toujours communiquée, tandis que son père récitait le Kaddish . Personne, dans leur grande demeure, n’avait versé la moindre larme. Son père n’avait pas pleuré, mais il se laissait pousser la barbe, comme le voulait la tradition. Sa mère n’avait pas pleuré, toutefois elle n’avait peut-être jamais su pleurer, pensa Ruth.
Le jour de l’enterrement — annoncé dans tous les journaux —, la prairie du cimetière était remplie d’ouvrières et d’ouvriers, avec leurs vêtements de pauvres et un bandeau noir autour du bras. Ils ne pleuraient pas non plus. Ils avaient les yeux rivés au sol, les hommes avec la yarmulke sur la tête. Au premier rang, alignés auprès de Ruth et de ses parents, se tenaient des femmes et des hommes élégants, de leur monde et du monde des affaires, y compris des concurrents. Ruth avait toujours froid. Et elle n’arrivait pas à verser une larme pour cet homme qu’elle avait tellement aimé.
Le père de Ruth parla. Mais il ne dit rien de qui était vraiment le grand-père Saul. Il raconta qu’il était arrivé d’Europe, avait fondé la Saul Isaacson’s Clothing et avait fait prospérer ses affaires. Le couturier Asher Mankiewiz parla aussi, précisant simplement que le grand-père était dur mais juste, et qu’il s’y connaissait en vêtements et en mode. Un ouvrier parla au nom de tous les autres, pour affirmer que Saul Isaacson était un bon juif, respectueux des traditions. Et des concurrents parlèrent aussi, mais juste pour dire que l’industriel leur avait sans cesse donné du fil à retordre, qu’il semblait avoir une longueur d’avance sur tous les autres et qu’à la fin de chaque saison, c’était toujours lui qui restait avec le moins d’invendus. Enfin le rabbin parla, pour signaler que le grand-père occupait avec ponctualité son banc à la synagogue, qu’il était généreux dans ses dons à la communauté hébraïque, qu’il ne manquait jamais aux bris ou bar-mitsva auxquelles il avait été officiellement invité et que, pour autant qu’il le sache, il avait toujours mangé kasher.
Puis on commença à descendre le cercueil dans la fosse.
« Je suis seule » se dit alors Ruth, au milieu de tous ces gens.
« Et avec sa canne, il frappait plus fort que Babe Ruth ! ajouta à cet instant une voix à quelques pas d’elle, assez forte pour que les premiers rangs puissent l’entendre. Amen ! »
Ruth et les autres se retournèrent. Christmas portait une ridicule yarmulke multicolore faite au crochet, posée trop en avant et un peu de travers sur sa tête.
Soudain, Ruth se mit à pleurer toutes les larmes qu’elle n’avait pas réussi à verser ces derniers jours. Toutes en même temps, comme un fleuve en crue sortant de son lit, incontrôlable, ou comme un glacier fondant en un instant, et elle sentit revenir en elle la chaleur que cette mort lui avait volée. Ses jambes se dérobèrent et, tombant à genoux, elle porta les mains à ses yeux, tentant de colmater cette terrible brèche de douleur qui s’était ouverte au beau milieu de sa poitrine.
Christmas fut aussitôt à son côté, il s’agenouilla aussi et lui passa un bras autour des épaules, essayant de contenir les tressaillements qui la secouaient.
« Je suis là, maintenant, lui murmurait Christmas à l’oreille.
— Ruth ! Ruth ! lança sa mère d’une voix stridente, tout en s’efforçant de parler bas. Ne te donne pas en spectacle !
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