« Les Diamond Dogs ! rit Pep, amer. T’as vraiment imaginé que j’y croyais ? Je savais très bien que tu n’avais aucune bande. Et tu sais comment ? Je le lisais dans tes yeux. »
Christmas baissa un instant la tête. Mais il ajouta aussitôt, enfonçant les mains dans ses poches avec un air insolent :
« Merde, qu’est-c’tu veux, Pep ? C’est l’heure du sermon ?
— Fais pas l’dur avec moi ! dit Pep. T’es qu’une petite frappe de bas étage. Tu sais pourquoi je t’ai donné ce demi-dollar pour protéger Lilliput ? Parce que je t’ai regardé dans les yeux, sûrement pas parce que j’ai cru que tu pouvais vraiment le faire. Parce que j’ai lu quelque chose dans tes yeux qui me plaisait. Mais maintenant, je ne te reconnais plus. Si je te rencontrais aujourd’hui pour la première fois, je te chasserais à grands coups de pied dans le cul, comme ce voyou là-dehors ! »
Pep secoua la tête et parla ensuite d’une voix chaude et paternelle :
« Quand elle t’a vu, ma galeuse s’est tout de suite mise à remuer la queue. Il faut se fier aux animaux, tu savais pas ? Ils ont un instinct infaillible. Mais si tu continues dans cette voie, dans quinze jours elle grognera contre toi aussi, quand tu viendras me racketter comme ça arrive à ces malheureux de Ocean Hill, et quand tu voudras toi aussi sucer le sang des pauvres types qui n’ont pas de flingue. Ici c’est pas une ville, et c’est pas non plus une jungle, contrairement à ce qu’on raconte. C’est juste une cage, et nous sommes trop nombreux. C’est facile de devenir fou. C’est plus un jeu, maintenant, c’est du sérieux. Mais tu as encore le temps de devenir un homme et pas un voyou. »
Christmas le fixa d’un regard dur, sous lequel bouillonnait toute la colère qu’il ne parvenait pas à contenir :
« C’était sympa de bavarder avec toi, Pep » répéta-t-il d’une voix privée de toute intonation.
Le boucher soutint son regard en silence, puis ses lèvres esquissèrent une moue douloureuse et il s’écarta pour laisser passer le garçon. Christmas atteignit la porte et l’ouvrit.
« Une dernière chose, ajouta Pep. Le boutonneux là-dehors (et d’un coup de tête il indiqua Santo, appuyé contre le mur avec Joey), s’il continue à te suivre, il va y laisser sa peau. Largue-le, si t’as encore des couilles ! Ne l’entraîne pas au fond lui aussi.
— T’aurais dû faire curé, Pep ! » lança Christmas.
Lilliput poussa un long hurlement. Puis elle alla se tapir entre les jambes de son maître, gémissant doucement.
« Ne te montre plus dans le coin ! » fit Pep en fermant la porte.
Christmas sentit que ce n’était pas simplement la porte d’une boucherie du Lower East Side qui se refermait. Et un instant, il eut peur. Mais ensuite il décida d’ignorer ce sentiment. Il avait une cuirasse, désormais. Et avec le temps, elle deviendrait encore plus résistante, se dit-il. Il siffla pour appeler ses deux compères et s’engagea seul dans la petite rue.
« Il t’a filé les deux dollars ? » demanda Santo en le rejoignant.
Christmas le dévisagea. Il ne savait pas comment était son propre regard, à présent, mais il savait que celui de Santo était toujours le même. Il fourra une main dans sa poche et en sortit deux pièces qu’il lança en l’air : « Bien sûr ! s’exclama-t-il en riant. Qu’est-ce que tu croyais ? »
Santo réussit à attraper une pièce au vol. L’autre tomba dans une flaque boueuse. Santo la récupéra dans la boue, puis s’essuya la main sur son pantalon.
« Maintenant il faut partager en trois ? demanda-t-il.
— Non, c’est tout pour toi, répondit Christmas.
— Les deux dollars sont à moi ? s’exclama Santo, heureux.
— Et pourquoi donc ? » intervint Joey.
Christmas se retourna d’un bond :
« C’est à lui » répéta-t-il simplement.
Joey le fixa : « D’accord. »
La semaine suivant le petit boulot qui avait coûté un genou à Chick, Joey avait trouvé une piaule au-dessus du Wally’s Bar and Grill, géré par des Italiens amis de Big Head. Un mois plus tard, Buggsy et la taupe étaient passés de l’état de rats à celui de cadavres. Mais Joey était resté dans le Lower East Side. Et il était devenu le troisième membre des Diamond Dogs. Quelques jours lui avaient suffi pour comprendre que la bande n’existait pas vraiment. Néanmoins, il avait un plan qui consistait à exploiter la popularité de Christmas dans le quartier. Ainsi, au bout d’un mois, ils avaient mis en place quelques rackets et organisé deux ou trois petites escroqueries. Il savait qu’on ne pouvait pas compter sur Santo. Mais Christmas n’avait pas l’air de vouloir se passer de lui. En revanche, le chef des Diamond Dogs avait de l’étoffe, selon Joey. Il était éveillé. Il ne savait rien mais apprenait vite.
Depuis quelques jours, l’été s’était abattu sur la cité et avait tué le printemps, avec la même brutalité que l’hiver avait déployée pour l’empêcher de naître, à peine plus de deux mois auparavant. Dans les rues, on aurait dit que le goudron allait fondre.
« Merde, qu’est-c’qui fait chaud ! s’exclama Christmas. Et si on allait faire péter une bouche d’incendie ?
— Une douche gratis ! » rit Joey.
Santo pâlit. Christmas le regarda. Comme toujours, la peur de Santo était peinte sur son visage. Christmas lui donna une tape dans le dos :
« On y va seulement Joey et moi, dit-il.
— Et pourquoi ? s’enquit Santo.
— J’ai besoin que tu fasses un saut à la boulangerie de Henry Street.
— C’est pour… ? » demanda Santo, pâlissant encore davantage.
Christmas fouilla dans sa poche et en sortit quelques pièces :
« Il n’y a rien à faire. Tu achètes une focaccia sucrée et tu la donnes à ta mère.
— D’accord, mais…
— Vas-y, Santo ! Si tu piges pas tout de suite, tu pigeras plus tard. Tu connais la règle » rappela Christmas.
Joey éclata de rire et se donna une claque sur la cuisse. Santo baissa la tête, humilié.
« Santo, fit alors Christmas en lui passant un bras autour des épaules, j’ai juste besoin que tu te pointes là-bas et qu’on te voie. C’est tout. T’achètes une focaccia sucrée. Et tu la payes avec dix dollars (il passa un billet à Santo). On te connaît. On sait que tu fais partie des Diamond Dogs. Montre-leur que les affaires marchent bien. Et que le fric ne manque pas. Puis va chez ta mère.
— OK, boss ! s’exclama Santo, retrouvant le sourire. Voilà tes p’tites pièces ! dit-il en rendant les pièces de monnaie.
— Merci, Santo. À charge de revanche.
— On est les Diamond Dogs, non ? » fit Santo en s’éloignant.
Christmas attendit que Santo disparaisse au coin de la rue, puis il pointa un doigt contre la poitrine de Joey : « Si tu lui rigoles encore à la figure, je te casse la gueule ! » menaça-t-il.
Joey fit un pas en arrière, bras levés.
Christmas le fixa en silence.
« J’ai décidé de le larguer » annonça-t-il ensuite. Ruth ouvrit son journal intime. Elle caressa les neuf fleurs séchées qu’elle y conservait avec soin. Les neuf fleurs que Christmas lui avait offertes, presque un an auparavant. Neuf comme les doigts de ses mains.
Autour d’elle, dans la cour du lycée huppé et luxueux qu’elle fréquentait, ses camarades et les jeunes des autres classes riaient et s’amusaient. Ruth se tenait à l’écart. De l’autre côté du portail, elle apercevait l’un de ces horribles bonshommes que son grand-père avait mis à ses basques. À chaque fois qu’elle sortait de chez elle, un de ces types à la mise vulgaire se collait à ses jupes. Il entrait avec elle dans les magasins, la laissait en bas de l’escalier du lycée et l’attendait à la sortie. Quand un garçon d’une classe supérieure l’avait approchée un jour pour faire le malin, le truand de service l’avait saisi par le bras et avait demandé : « Tout va bien, mademoiselle Isaacson ? » Depuis ce jour, au lycée on l’appelait Tout-va-bien-mademoiselle-Isaacson. Ruth s’était isolée encore davantage. Elle était devenue farouche. Elle refusait de se rendre aux quelques fêtes où on l’invitait encore.
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