— Jeune homme, on est à un enterrement, pas au cirque ! gronda le père de Ruth, prenant Christmas par le bras et essayant de le relever.
— Fais quelque chose, Philip ! continua la mère de Ruth de sa voix stridente, à l’adresse de son mari. Il nous couvre de ridicule !
— Greenie ! Greenie ! » appela le père.
Le gangster habillé de vert se fraya un passage jusqu’au bord de la tombe où reposait Saul Isaacson. Il prit résolument Christmas par les épaules et l’obligea à se lever.
« Emmène-le ! commanda le père de Ruth.
— Ne m’oblige pas à employer la force devant tous ces gens » souffla Greenie à Christmas.
Christmas aida Ruth à se relever et caressa son visage baigné de larmes.
« Il va me manquer » lui dit-il.
Ruth éclata en sanglots plus violemment encore et se serra contre Christmas.
« Arrête, Ruth ! lança sa mère, hystérique.
— Emmène-le ! répéta le père à Greenie.
— On y va, mon garçon » fit Greenie à Christmas, accentuant sa prise sur le bras du jeune.
Christmas regarda Ruth encore une fois et puis laissa Greenie l’escorter hors de la foule, jusqu’au chemin goudronné du cimetière.
« Je suis désolé » lâcha Greenie.
Christmas lui tourna le dos et se dirigea lentement vers la sortie, longeant les voitures de luxe avec chauffeurs en livrée qui avaient formé le cortège funéraire.
Ruth était sortie de la bibliothèque avec une heure d’avance, mais sans avertir Fred. Ce jour-là, elle rentrerait seule chez elle.
Depuis la mort de son grand-père, ses parents avaient licencié Greenie et sa bande de gorilles. La responsabilité de l’accompagner où qu’elle aille incombait dorénavant au seul Fred. Le billet de Bill, des mois après, était perçu plus comme la plaisanterie d’un sadique que comme une réelle menace. Les mailles de son filet protecteur s’étaient élargies mais, pour Ruth, même la constante présence de Fred pesait lourdement sur sa liberté. Et jour après jour, elle éprouvait davantage le besoin d’être libre.
Son grand-père était mort depuis trois mois et elle n’était pas encore parvenue à retourner à la vie. Le vide qu’il avait laissé en elle était impossible à combler. Sa nature s’était faite plus réservée encore. On aurait dit qu’un siècle s’était écoulé depuis cette soirée où, alors qu’elle avait treize ans, elle était sortie en cachette avec Bill à la recherche d’aventures, de rires et de gaieté. On aurait dit qu’un siècle s’était écoulé — et non pas deux ans à peine — et qu’elle n’avait jamais été cette petite fille naïve. Bill l’avait marquée à vie. Et la mort de son grand-père l’avait poussée encore plus au fond de la prison qu’elle se construisait toute seule.
C’est pourquoi ce jour-là, Ruth avait décidé de retrouver un peu de sa vie. Elle avait dit à Fred de passer la prendre à cinq heures, alors qu’à quatre heures elle avait déjà quitté la bibliothèque. Le premier pas pour reconquérir son existence, ce serait de s’attarder dans les rues, toute seule. Faire du lèche-vitrines, toute seule. Comme n’importe quelle jeune fille. Puis elle rentrerait chez elle et se préparerait à son rendez-vous de l’après-midi avec Christmas, le seul grâce à qui elle se sentait libre. Le seul qu’elle aime et déteste avec une telle intensité. Les autres, c’était comme s’ils n’existaient pas.
En flânant, elle se mit à imaginer le jour où elle irait chez Christmas, dans sa rue, dans son immeuble. Toute seule. Peut-être rencontrerait-elle aussi la mère prostituée de Christmas, comme elle aurait pu rencontrer la mère d’un camarade quelconque. Et elle redeviendrait une jeune fille quelconque. Et elle n’aurait pas peur de circuler dans l’effrayant Lower East Side — cet endroit si proche de chez elle et pourtant si lointain qu’aucune de ses connaissances n’y avait jamais mis les pieds, et si éloigné que, parmi les gens qui comptaient, on en parlait comme d’un mythe ou d’un enfer — car Christmas la protègerait. Et tandis qu’elle se promenait tranquillement sur la cinquième avenue, tout en fantasmant sur ce quartier mal famé, elle était certaine qu’elle n’hésiterait pas et ne se sentirait pas comme une fillette apeurée à l’orée d’un bois menaçant ; elle était certaine qu’elle franchirait cette dangereuse frontière, au-delà de laquelle vivaient des bêtes féroces et des serpents enroulés autour des branches, dans l’obscurité ; elle était certaine de ne pas être troublée par les cris des animaux inconnus qui, invisibles, se déplaçaient en faisant craquer le tapis de feuilles mortes de manière inquiétante. Et elle ne craindrait pas les esprits démoniaques, les fantômes en peine, les magiciens ni les sorcières. Car Christmas la protègerait.
Tandis qu’elle se dirigeait vers chez elle, passant devant le temple de la quatre-vingt-sixième rue, la synagogue que son grand-père avait fréquentée, Ruth sourit à son reflet dans une élégante vitrine. Non, elle n’aurait pas peur, parce qu’elle serait avec Christmas, le gentil sorcier du Lower East Side.
Elle rentra chez elle avec une fougue et un enthousiasme qu’elle n’avait pas connus depuis des mois. Avec une envie de vivre et de rire qu’elle ne se rappelait pas avoir jamais éprouvé. Elle remerciait son destin de lui avoir fait rencontrer le seul bon génie du royaume interdit, le Lower East Side.
Elle se dit que ses parents n’étaient certainement pas à la maison. Son père devait être à l’usine, sa mère occupée à gaspiller de l’argent dans quelque magasin. Et pour une fois, elle leur fut reconnaissante à tous deux pour cette solitude qui pourtant, normalement, lui pesait. Elle courut dans la salle de bain de sa mère et commença à fouiller dans les tiroirs, émue comme une voleuse à son premier coup. Elle fut ébahie par l’invraisemblable quantité de cosmétiques. C’était cela, être femme ? Elle s’immobilisa et se regarda dans le miroir. Elle ne savait pas si elle était prête. Dans son corps, tout avait changé. Elle savait qu’elle était devenue femme. Mais elle ne savait pas si elle était vraiment prête à l’être.
Soudain, toute la joie enfantine qui l’avait animée jusque là s’évanouit. Elle sentit que ses pensées n’étaient plus celles d’une petite fille. Qu’elle n’arrivait plus à les retenir. Et l’allégresse céda la place à une autre sensation, plus brûlante et plus sombre, qui avait une saveur mystérieuse. C’était comme un tourbillon. Comme un vertige.
Elle passa une main sur sa poitrine, là où la bande la serrait, la faisant ressembler à un garçon. Elle ôta sa veste de cachemire bleu et puis, lentement, déboutonna son corsage blanc. Elle se regarda une nouvelle fois. Puis elle défit délicatement le nœud qui retenait la bande, qu’elle commença à dérouler. Le premier tour, le deuxième, le troisième, le quatrième et enfin le cinquième. Cinq tours de gaze qui lui permettaient de ne pas ressembler à une femme, de ne pas être elle-même. Elle se regarda encore. Nue. Ses petits seins rougis par la contrainte. Avec des signes plus marqués, à l’horizontale, là où les bords de la gaze avaient laissé leur empreinte. Et cette fois, elle se caressa la peau.
« Tu es prête à être femme ? » se demanda-t-elle, presque comme si, en posant la question, elle espérait entendre une réponse, sans devoir la prononcer. Sans devoir décider.
Sa main s’attarda autour du sein. Et puis se posa sur le mamelon. Ruth frissonna. Elle ressentit une espèce de langueur. Comme si quelque chose fondait en elle. Elle ferma les yeux. Et dans cette obscurité soudaine, le visage de Christmas apparut, la bouleversant. Ses cheveux blonds, couleur du blé. Ses yeux de braise, noirs et brillants. Son sourire franc. Ses manières douces. Comme étaient doux sa propre main sur son sein et ses doigts autour du mamelon.
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