C’était jeudi. Elle retrouverait Andrew au deuxième étage de la pension de South Seaport, se déshabillerait, l’accueillerait en elle et puis, avant de s’en aller, il la récompenserait avec un billet pour le théâtre.
Samedi 7 juin 1913, Cetta se trouvait devant l’entrée du Madison Square Garden. La première chose qu’elle remarqua, au-dessus de la tête des spectateurs qui se pressaient aux guichets, ce fut l’affiche du spectacle, toute noire. Seul émergeait du noir le buste d’un jeune ouvrier. Il regardait droit devant lui, l’air déterminé. Il avait le bras droit levé avec la main grande ouverte. Son bras gauche était en arrière et se perdait dans le noir au niveau du coude. Derrière la tête fière du jeune ouvrier apparaissaient trois lettres, IWW, les initiales de Industrial Workers of the World . « The pageant of the Paterson Strike » annonçait le titre. Et puis, en plus petit : « Interprété par les grévistes eux-mêmes ».
Cetta se fraya un passage parmi la foule et s’approcha de l’affiche, le billet serré dans la main. En bas du poster étaient indiqués les prix. Loges : 20 $ et 10 $. Places assises : 2 $, 1,50 $, 1 $, 50 cents, 25 cents, 10 cents. Cetta vérifia son billet : un dollar. Puis elle regarda autour d’elle, à la recherche d’Andrew. « Je ne pourrai pas m’asseoir à côté de toi, mon amour, l’avait-il prévenue en lui remettant son billet. Il faut que je reste avec la direction. Tu comprends, hein ? » Mais Cetta voulait le voir ne serait-ce qu’un instant, avant le spectacle. Peut-être ne pourrait-elle pas l’embrasser, mais au moins lui serrer la main. C’était le premier et le seul homme qui l’ait jamais invitée au restaurant. Et le premier et le seul qui l’ait jamais invitée au théâtre. Un homme important et généreux qui s’occupait de tous ces gens qui, depuis début février, faisaient grève à Silk City. C’était pour cela qu’il n’avait guère de temps pour elle, se dit Cetta, balayant la foule du regard.
« Où sont assis les chefs ? » demanda-t-elle à un homme avec un brassard rouge posté devant l’entrée, qui avait l’air d’être du syndicat. Il la regarda :
« Tu es des nôtres ? » demanda-t-il.
— Bien sûr ! s’exclama Cetta avec orgueil, et pendant un instant elle ne se sentit plus étrangère à cette foule.
— Excuse-moi ! lança alors l’homme. C’est que… d’habitude, nos femmes ne sont pas… accoutrées comme ça, tu vois ! »
Cetta rougit et baissa les yeux sur sa robe verte à fleurs jaunes, pourvue d’un décolleté plongeant.
« Oh, d’habitude moi non plus ! fit-elle avec un sourire gêné.
— Qui est-ce que tu cherches ? lui demanda l’homme. John, Bill, Carlo ou Elizabeth ?
— Qui ça ?
— Reed, Haywood, Tresca ou Elizabeth Flynn ? précisa l’homme.
— Non, moi je cherche Andrew Perth » expliqua Cetta.
Il réfléchit un instant. Puis il tapota l’épaule d’un voisin.
« Eh, tu le connais, Andrew Perth ? » fit-il.
L’autre secoua la tête.
« Tu sais qui c’est, Andrew Perth ? demanda-t-il à un autre homme un peu plus loin, qui portait lui aussi un brassard rouge.
— Andrew Perth ? répéta ce dernier. C’est pas un gars de la section de South Seaport ?
— Je sais pas, fit l’homme. C’est la camarade qui le cherche.
— Il est sûrement à l’intérieur. Ceux de South Seaport ont la loge numéro trois.
— Loge numéro trois, répéta Cetta. J’ai compris, j’y vais !
— Attends, camarade ! l’arrêta l’homme. Tu as ton billet ? »
Cetta le lui montra.
« Une place à un dollar, observa l’homme avant de la fixer à nouveau. Tu aurais pu faire des économies sur la robe et nous filer plus d’argent ! » ajouta-t-il. Puis il tendit son bras avec le bandeau rouge et montra une porte : « C’est par là ! »
Cetta tourna les talons et se dirigea vers l’entrée indiquée. Elle ne savait rien des gens mentionnés par l’homme du syndicat, mais à l’évidence Andrew n’était pas le chef.
Lorsqu’elle pénétra dans le théâtre, elle eut le souffle coupé. C’était immense. En tout cas, telle fut son impression. Mais peut-être tous les théâtres étaient-ils ainsi ? Des panneaux délimitaient différents secteurs, selon le type de billet. La catégorie à un dollar était presque au fond de la salle. Elle balaya à nouveau la foule du regard, tout en avançant vers une place libre dans son secteur. C’est alors qu’elle aperçut Andrew, à la balustrade d’une loge à vingt dollars. Debout, il gesticulait et criait. Puis il applaudissait. Près de lui se tenait une femme vêtue comme un homme. Peut-être même portait-elle un pantalon, se dit Cetta. Elle avait des lunettes rondes comme celles d’Andrew et sur la tête un bonnet qui dissimulait ses cheveux, mais Cetta savait qu’ils étaient blonds, fins et lisses. Elle avait aussi la peau claire, presque transparente. Et elle souriait fièrement à Andrew. Derrière eux, il y avait quatre hommes et deux femmes. Tous habillés pareil. Comme des ouvriers. Andrew aussi était habillé comme un ouvrier.
À nouveau, Cetta eut honte de la robe verte à fleurs jaunes, qu’elle avait achetée exprès pour l’occasion à un vendeur ambulant du Lower East Side, pour trois dollars quatre-vingt cents.
Quand elle releva la tête, elle vit qu’Andrew riait et se tournait vers la femme à lunettes ; il la prenait dans ses bras et l’embrassait. Alors Cetta eut envie de s’en aller. Mais quelque chose la retenait.
« La place à côté de toi est libre, ma belle ? » lança quelqu’un sur sa droite.
Cetta se retourna. L’ouvrier lorgnait dans son décolleté.
« Bas les pattes ! Sinon j’te coupe le p’tit oiseau et j’te l’fais avaler ! » rétorqua-t-elle, avant de recommencer à observer Andrew et sa femme. Ils étaient identiques, se dit-elle. C’étaient deux Américains. Et, une nouvelle fois, elle eut l’impression de ne pas être à sa place.
Ensuite on baissa les lumières et le spectacle commença. Cetta avait du mal à suivre le récit des confrontations entre les ouvriers et la police. Un malaise croissant la gagnait. Elle n’avait pas éprouvé de colère en voyant Andrew et sa femme, comme elle l’aurait imaginé, mais quelque chose de plus subtil. Quelque chose qu’elle ne voulait pas encore accepter.
Le public soudain se mit debout et, à l’unisson des acteurs sur la scène, tous les spectateurs entonnèrent un chant dans une langue étrangère. Cetta se leva aussi. Pour regarder Andrew.
L’ouvrier à son côté lorgna dans son décolleté :
« Tu ne connais pas la Marseillaise ? lui demanda-t-il.
— Va te faire foutre ! » rétorqua Cetta avant de fixer à nouveau Andrew qui chantait bras-dessus bras-dessous avec la femme à lunettes.
Cetta suivit le deuxième tableau : pendant les affrontements avec la police, un pauvre malheureux qui observait les échauffourées depuis un porche était tué par une balle perdue. Il s’appelait Valentino Modestino. « C’est toujours sur les Italiens que ça tombe ! » se dit Cetta, sans cesser de regarder Andrew. Dans le troisième tableau, on descendait le cercueil de Modestino dans sa tombe, au son de la Marche Funèbre, et il était recouvert du drapeau rouge des grévistes. Comme si c’était un héros. « Il n’était pas des vôtres. Il n’en avait rien à foutre » pensa Cetta avec colère. Puis elle regarda Andrew et murmura doucement, la voix brisée : « Il ne t’avait pas demandé de faire son éducation, lui… »
Cetta ne parvint pas à suivre le reste du spectacle, saisie par cette pensée qu’elle n’avait pas voulu formuler rationnellement, et ne détacha plus les yeux d’Andrew et sa femme. « Je suis pas comme vous » se dit-elle. Et pendant que le public entonnait l ’Internationale , Cetta remarqua que l’ouvrier continuait à reluquer son décolleté. « Non, je suis pas comme vous ! » se répéta-t-elle, dépassée par cette sensation d’étrangeté. « Je suis une putain avec une robe totalement déplacée ! »
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