Le jeune garçon serra les poings, écarquilla les yeux et avança jusqu’à l’endroit où le grillage était fixé au mur du speakeasy . Il le secoua et sourit en direction de Joey et Christmas, sautillant d’un pied sur l’autre.
« C’est à nous ! s’exclama Joey en faisant claquer la lame de son couteau. Occupe-toi des roues avant, moi je fais les roues arrière ! »
Christmas avait un nœud dans la gorge qui l’empêchait de déglutir. La main qui serrait le couteau ne bougeait pas, comme pétrifiée. Mais ensuite, la colère qui grandissait en lui finit par l’emporter, et il fit claquer sa lame : « Allons-y ! » lança-t-il plus à lui-même qu’à Joey.
Ils se glissèrent dans le trou que la taupe avait ouvert pour eux, comme promis, et se retrouvèrent dans une espèce de petite cour en terre battue. La camionnette, avec une toile cirée sur le plancher, destinée à recouvrir les marchandises transportées — de l’alcool de contrebande, naturellement — était garée dans un coin de la cour. Joey avança d’un pas résolu vers les roues arrière. Christmas s’approcha de l’avant et planta sa lame dans le premier pneu. Cela provoqua un sifflement qui lui parut incroyablement bruyant, et semblable à un gémissement ou à un cri. Semblable au hurlement qu’il aurait arraché à la gorge de Bill, pensa-t-il en s’acharnant sur le deuxième pneu. Une, deux, trois fois. Avec vigueur, comme s’il enfonçait le couteau dans le corps d’un homme qui s’appelait William Hofflund. Bill. Au quatrième coup, la lame se rompit.
« On y va ! Merde, qu’est-c’tu fais ? » lui lança Joey en le tirant par le bras.
« Sticky ! » s’exclama au même instant Chick, qui était resté à côté et les regardait, en sautillant nerveusement.
« Enculés de mes deux ! J’vous ai chopés ! brailla un petit trentenaire trapu, le nez écrasé sur un visage de boxeur, surgissant de l’arrière du speakeasy un pistolet au poing, suivi de deux autres types armés, à la mine patibulaire.
« On s’tire ! » hurla Joey à Christmas, alors que retentissaient dans l’air les premières détonations et que des nuages de poussière s’élevaient de la terre de la cour, là où atterrissaient les projectiles.
Joey fut le plus rapide et se faufila le premier de l’autre côté du grillage. Christmas parvint devant le trou au même instant que Chick ; saisi de panique, il le poussa et sortit dans la rue. Bousculé par Christmas, Chick trébucha, puis se remit debout et, soudain, se mit à hurler. Alors il s’effondra à terre. Christmas se retourna. Son regard croisa celui de Chick, terrorisé. Christmas revint sur ses pas alors que les balles éraflaient le mur du speakeasy , tendit le bras et tira Chick de l’autre côté du trou.
« J’peux pas marcher ! » pleurnicha Chick.
À ce moment, Joey aussi revint en arrière, il prit Chick par un bras et le releva. « Cours, Chick, sinon c’est moi qui te tue ! » cria-t-il. Christmas saisit le garçon par l’autre bras et ils se mirent à courir, se tenant tous les trois, tandis que le truand à tête de boxeur restait coincé dans les mailles du grillage et poussait des jurons.
Les trois garçons continuèrent à courir le long de deux blocks , mais Chick devenait de plus en plus lourd à soutenir. Ils s’arrêtèrent à bout de souffle dans une rue étroite et sombre. Christmas et Joey se regardèrent, pupilles dilatées et narines frémissantes. Mais aucun des deux n’avait le courage de regarder Chick, qui s’était laissé tomber à terre et gémissait.
« Ça saigne ! » se plaignit-il, et il leva en l’air une main toute rouge.
Alors Christmas et Joey se tournèrent vers lui.
« Merde, t’es blessé où, morpion ? demanda Joey d’une voix tremblante.
— À la jambe, pleura Chick, j’ai mal !… »
Le pantalon du gosse était tout trempé de sang au-dessous du genou. Joey tira de sa poche un chiffon qui avait peut-être été un mouchoir un jour, et il le lia bien serré autour de la maigre cuisse de Chick, juste au-dessus de sa blessure.
« Qu’est-c’qu’on fait ? » demanda Christmas, effrayé.
Joey regarda où ils étaient et passa la tête au coin de la rue. « On va le porter chez Big Head » décida-t-il. Puis il s’adressa à Chick : « Y faut qu’tu marches jusqu’à la salle de billard, p’tit con. Si t’y arrives pas, j’te laisse au milieu de la rue, et Buggsy viendra t’éclater la tête. T’as compris ? Et arrête de chouiner ! »
Chick déglutit et tenta de refouler ses larmes. Christmas se dit que le gosse avait l’air encore plus menu qu’avant et qu’il avait vraiment le regard d’un petit enfant. Une autre pensée commença également à se former dans son esprit mais là il ferma les yeux, comme pour la chasser, et affirma d’une voix dure et résolue : « Allez, marche, femmelette ! »
Quand ils pénétrèrent dans la salle de billard de Sutter Avenue, Chick était très pâle. Christmas et Joey durent le porter pour lui faire monter l’escalier. En les voyant entrer, tous les clients de la salle se retournèrent. C’étaient des délinquants, habitués au sang. Mais ils se figèrent quand même, parce que la première chose que chacun d’entre eux se disait, c’était que le sang attirait presque toujours le sang. Observant les trois garçons, ils se demandaient s’il valait mieux filer tout de suite ou s’ils pouvaient achever leur partie.
« Qu’est-c’que vous foutez là ? » s’écria un gros bonhomme assis à une table dans un coin et occupé à jouer aux dés. Il avait une tête énorme et difforme, une tempe et le front étant plus volumineux d’un côté que de l’autre. C’était pour cela que tout le monde l’appelait Big Head.
« La taupe nous a trahis ! expliqua Joey, haletant. Buggsy nous attendait !
— J’t’avais dit de t’en occuper tout seul ! Merde, qu’est-c’qu’il foutait là, Chick ? Tu sais bien qu’il vaut pas un clou ! Et l’autre, là, c’est qui ? demanda Big Head en posant une grosse main pleine de cicatrices sur l’épaule de Joey.
— Diamond, du Lower East Side. Il a une bande à lui » expliqua Joey.
Big Head fixa Christmas :
« T’es v’nu pour casser les couilles ? demanda-t-il.
— Non non, m’sieur, répondit Christmas avant d’ajouter : Chick ne va pas bien.
— Amène-le dans mon bureau ! » dit Big Head à Joey en indiquant un réduit au fond de la salle.
« Fais venir Zeiger ! ordonna-t-il ensuite à l’un de ses compagnons de jeu. Et remue-toi ! »
Joey et Christmas portèrent donc Chick dans la petite pièce, garnie d’un divan défoncé et crasseux. Ils allongeaient le gosse dessus quand Big Head entra à son tour.
« Oh là, qu’est-c’que vous foutez, petits cons ? beugla-t-il. Ça c’est mon divan ! Mettez-le par terre et foutez le camp ! »
Christmas et Joey se regardèrent.
« Sortez ! » hurla Big Head.
Les deux garçons quittèrent le réduit et se mirent dans un coin sombre de la salle. Tous les joueurs levèrent leurs queues de billard et les fixèrent un instant. Puis ils reprirent leur partie. Christmas et Joey n’échangèrent pas un mot. Christmas réfléchissait. Il ne pouvait s’en empêcher. Il était arrivé au grillage en même temps que Chick. Il était plus grand et plus fort que lui. Chick était un gosse maigre et fragile, or il l’avait poussé pour passer le premier. Et Chick s’était pris la balle. Voilà à quoi pensait Christmas : Chick s’était ramassé la balle qui était pour lui, la balle que le destin lui avait réservée.
Zeiger, un type d’une cinquantaine d’années qui avait l’air d’un employé des postes et portait un chapeau de paille, entra dans la salle de billard, escorté de l’acolyte de Big Head. Zeiger marchait d’un pas instable. Pourtant, il n’était pas saoul. Mais il semblait parcouru d’un tremblement continu. Il avait un visage allongé et jaunâtre, des dents noires et déchaussées. La petite valise sombre qu’il portait à la main tomba à terre et s’ouvrit. Des instruments chirurgicaux s’éparpillèrent sur le sol. Zeiger les remit en vrac dans la valise, la ramassa et reprit son chemin vers le bureau.
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