Christmas fronça les sourcils.
« Moi aussi je suis juif, Diamond ! rit Joey et, au fond de ses cernes sombres, son regard brilla, amusé, pour la première fois. Joey Fein, dit Sticky, parce que tous les portefeuilles me collent aux doigts, fils d’Abe le Crétin, un juif de l’est qui est arrivé ici en croyant trouver la Terre Promise et qui, vingt ans après, vend encore des cravates et des bretelles dans les rues, avec une valise en carton et des chaussures trouées. T’as compris pourquoi je sais tout sur les juifs ? Ceux des quartiers ouest, ils sont riches, alors que nous dans l’est, on crève la faim !
— Je croyais que tous les juifs étaient riches, admit Christmas.
— Ah oui ? Eh bien, passe un jour chez moi à Brownsville, et j’te ferai changer d’avis !
— Où ça ?
— Bordel, Diamond, mais t’es jamais sorti de l’East Side ? s’amusa Joey. Brownsville, le trou du cul de Brooklyn ! (Puis Joey regarda un instant Christmas). Qu’est-c’que t’as d’prévu, aujourd’hui ?
— Aujourd’hui ? Rien…
— Et ton assassin ?
— J’ai collé Greenie, un gars de confiance, à ses basques.
— Pourquoi tu viens pas avec moi à Brownsville, alors ? J’ai un p’tit boulot à faire pour les Shapiro… tu les connais ?
— J’en ai entendu parler, oui…, mentit Christmas.
— Ils s’occupent de machines à sous et d’autres trafics. Ils se feront un nom, s’ils se font pas refroidir avant. Dans ce métier, c’est dur de faire de vieux os, commenta Joey d’un air blasé.
— Oui, c’est dur, renchérit Christmas en essayant de se donner une contenance.
— Alors ? On y va ? »
Christmas sentit qu’il s’apprêtait à pénétrer dans un monde nouveau et dangereux. Il se souvint des recommandations que Cetta lui avait prodiguées depuis son enfance. Et de toutes ces histoires de jeunes qui n’avaient pas voulu écouter les recommandations de leurs mères et avaient cherché à tromper leur destin. Il hésita. Mais l’excitation prit le dessus. « Moi, je partirai d’ici ! » se dit-il. Alors il haussa les épaules, sourit et répondit : « On y va ! »
Joey émit un sifflement, lui passa un bras autour des épaules, et ils se dirigèrent tous deux vers la station de la BMT sur le Bowery. Arrivés devant les portillons, Christmas fouilla dans ses poches pour y dénicher de la monnaie.
« Eh non, mon pote ! l’interrompit Joey. Qu’est-c’qu’elle te donne, cette foutue ville ? Rien ! Alors nous non plus, on lui donne rien ! » Il regarda autour d’eux, laissant errer son regard parmi la foule du métro. « J’ai trouvé ! » s’exclama-t-il, et il se dirigea vers une femme vêtue de noir, l’air fatigué, qui portait un panier de pommes rabougries. Elle était accompagnée d’une petite fille, elle aussi habillée en noir, qui avait déjà le visage émacié d’une vieille. Joey fit mine de les bousculer par accident, renversant le panier. Il s’excusa, aida la femme à ramasser les pommes, puis lui donna une petite tape dans le dos et fit une caresse à la fillette avant de retourner auprès de Christmas : clignant de l’œil, il lui montra deux billets.
« Mais c’étaient deux pauvres ! protesta Christmas.
— Ah bon ? Moi j’ai seulement vu deux billets à portée de main, Diamond ! Ces femmes, je sais pas qui c’est et j’en ai rien à foutre. C’est ça, la vie ici en Amérique ! Chaque jour, un mec comme moi peut être tabassé en plein marché, mis en bouillie et abandonné par terre, dans son sang. En un éclair, c’est fini et tout le monde se tire en faisant semblant d’avoir rien vu. Moi, je m’laisserai pas mettre en bouillie ! » poursuivit-il tandis que le train s’arrêtait dans un bruit de ferraille. Ils montèrent dans un wagon et s’assirent au fond. « Pense donc à Abe le Crétin, mon père, fit-il alors avec mépris, une colère sourde brûlant dans ses yeux comme de la braise. Quand il est arrivé ici, il n’avait rien. Il a rencontré une femme qui n’avait rien non plus, ils se sont mariés et ils ont continué à n’avoir rien ensemble. Puis je suis né et, pour la première fois, ils ont eu un truc. (Il cracha par terre). Tu te rends compte ? »
Pendant que Joey poursuivait ses discours, Christmas regardait par la fenêtre et toute la ville lui semblait différente comme si, jusqu’à présent, il avait vécu dans un rêve. Un rêve que son amour pour Ruth avait brisé. Un amour impossible. Parce qu’il n’était qu’un miséreux. Parce qu’elle était une juive des quartiers ouest. Parce que Bill avait mis sa marque sur elle et parce que, désormais, tout lui semblait sale.
« Quand Abe le Crétin cassera sa pipe, on le jettera dans un trou au Mount Zion Cemetery et on écrira sur sa tombe : « Né en 1874. Mort en… (merde, qu’est-c’que j’en sais ?)… en 1935. » Un point c’est tout. Et tu sais pourquoi ? Parc’qu’y a vraiment rien d’autre à dire sur Abe le Crétin ! » conclut Joey, et ses yeux étaient pleins de la même hargne que ceux de Christmas.
« Sur ma tombe, on n’écrira pas Christmas-un-point-c’est-tout » se dit Christmas.
« Il faut descendre ! s’exclama bientôt Joey. Et maintenant, on doit marcher un peu » ajouta-t-il quand ils sortirent de la station.
Christmas regarda autour de lui. À l’horizon on retrouvait, un peu voilés par les nuages, les gratte-ciel de Manhattan. Mais ici, il n’y avait que de petits immeubles. Comme si on était dans une autre ville. Un autre monde. Et pourtant, comme partout, on voyait des hommes fatigués et pauvres : ils finissaient le service du matin aux moulins ou aux conserveries et se déplaçaient comme des fantômes. À tous les coins de rues, des jeunes avec des poses de durs à cuire regardaient de travers Christmas et Joey.
« Salut, Sticky ! lança l’un d’eux.
— Quoi d’neuf, Red ? demanda Joey.
— Et toi ?
— Je fais visiter l’quartier à mon copain Christmas, des Diamond Dogs, de l’East Side.
— Ça vous dirait, un peu de castagne ? Il faut qu’on règle son compte à un rat, proposa le délinquant.
— Et c’est toi qui t’en charges ? Ça doit être une punaise, pas un rat ! s’exclama Joey, poursuivant son chemin sans plus se retourner.
— Va t’faire foutre, Sticky !
— Bonne journée, Red ! rit Joey.
— C’est qui ? demanda ensuite Christmas.
— Un dur.
— Et ça veut dire quoi, un “rat” ?
— Un mec condamné à mort. »
Christmas et Joey marchèrent encore une dizaine de minutes sans parler. Christmas observait le quartier. Oui, c’était vraiment un autre monde. Et pourtant, c’était aussi le même. Rempli de gens qui n’y arrivaient pas.
« L’Amérique ne donne rien, déclara soudain Joey en s’arrêtant devant un petit immeuble à moitié en ruines, au coin de Pitkin Avenue et de Watkins Street. Ce qu’elle promet, tu l’obtiens pas par le travail, comme on nous le raconte : tu dois le prendre par la force, même si t’y perds ton âme. L’important, c’est d’arriver, Diamond, et pas comment tu arrives. Seuls les couillons discutent de comment on arrive (et il pointa l’index vers une fenêtre au cadre décrépi, au premier étage). Abe le Crétin, il est arrivé là ! » fit-il en se dirigeant vers le bâtiment.
C’était un logement misérable, comme Christmas en avait vu en abondance dans le Lower East Side. L’odeur de l’ail était remplacée par celles des épices piquantes et du bœuf fumé ; au lieu des images de la Madone ou de quelque saint protecteur, il y avait des symboles hébraïques, un petit chandelier de laiton à sept branches, une étoile de David. Des odeurs différentes, des images différentes. Et pourtant rien de nouveau. La mère de Joey aussi était une femme tout à fait semblable à celles que Christmas connaissait bien : un visage résigné, des pantoufles en feutre traînant sur le sol comme si son corps refusait de plier les genoux, ou comme si elle craignait soudain de se détacher de la terre et de s’apercevoir, d’un coup, qu’elle n’avait plus aucun rêve à rêver.
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