— La vie n’est pas comme on l’imagine à ton âge… »
Cetta le regarda avec tendresse. Cela faisait déjà un moment qu’elle avait remarqué le changement d’humeur de son fils. Au début, il lui avait parlé de cette jeune fille juive qu’il avait sauvée. Il lui avait raconté la maison luxueuse dans le New Jersey, l’appartement gigantesque près de Central Park, les voitures, les vêtements… et tout l’amour qu’il éprouvait pour elle. Cetta avait tenté de lui expliquer qu’ils ne faisaient pas partie du même monde et que des choses comme ça n’arrivaient pas dans la vie réelle mais ensuite, au bout d’un certain temps, Christmas avait cessé de lui en parler, et il s’était de plus en plus renfermé sur lui-même. Cetta craignait que son fils ne sache pas se contenter de son sort, comme elle avait su le faire, elle, et comme le faisaient tous les habitants du Lower East Side.
« C’est à cause de cette jeune fille ? lui demanda-t-elle. Tu es amoureux ?
— Mais qu’est-c’que tu sais, toi, de l’amour ? explosa Christmas, ses yeux lançant des éclairs. Qu’est-c’que peut savoir de l’amour une… quelqu’un qui fait ton métier ? »
Cetta eut l’impression de recevoir un coup en pleine poitrine, au niveau du cœur. Ses yeux s’embuèrent de larmes.
« Qu’est-ce qui t’arrive, mon enfant ? fit-elle avec un filet de voix.
— Je suis pas un enfant ! » hurla Christmas, avant de sortir en claquant la porte.
Dans la rue régnait une forte odeur d’ail, comme toujours à l’heure du déjeuner. Les immigrés n’arrivaient pas à se détacher de leurs origines, et cette sauce tomate qui bouillonnait dans les casseroles en répandant son arôme dans le quartier était comme une racine rouge et liquide qui les enchaînait à leur sol. Une seule et même odeur provenait des centaines de logements du quartier. « Moi, je suis pas comme vous ! » pensait Christmas, encore en proie à une colère qui tourbillonnait si violemment en lui qu’il aurait voulu s’en libérer en se défoulant sur le monde entier. « Je suis américain ! », et il donna un coup de pied dans un caillou.
« Qu’est-c’qui te mine ? » lui demanda Santo, qui l’avait vu de sa fenêtre au premier étage et était descendu en courant dans la rue, malgré les protestations de sa mère qui le menaçait, une cuillère en bois à la main.
Christmas sortit de sa poche la lettre de Bill et la lui montra. Au fur et à mesure qu’il lisait, le visage de Santo se faisait de plus en plus pâle et, par contraste, ses boutons devenaient encore plus rouges et luisants.
« Alors ? demanda Christmas, quand Santo lui rendit le billet.
— Merde ! dit simplement Santo.
— On doit la protéger, déclara Christmas. Il faut qu’on soit derrière elle.
— Qui ça ? Nous ? »
Santo pâlit encore davantage, les yeux écarquillés. Instinctivement, il fit un pas en arrière, comme si Christmas était porteur de quelque dangereux virus.
« Ben oui, nous ! Qui d’autre, sinon ? poursuivit Christmas en s’enflammant. Et si on l’chope, j’lui arracherai le cœur par le cul ! »
Santo recula à nouveau.
« Mais ce gars, il est pas comme nous ! Il a égorgé ses vieux comme deux cochons, dit-il un tremblement dans la voix. Et il a fait ce qu’il a fait à Ruth ! Il est dangereux… (il fit encore un pas en arrière). On va s’faire baiser en même pas une seconde !
— Toi tu chies dans ton froc, comme d’habitude ! Va t’faire foutre, Santo !
— Christmas ! Attends !…
— Va t’faire foutre ! »
Christmas s’éloigna d’un pas rapide, bousculant quiconque entravait son chemin. « Quel endroit de merde ! » se disait-il, de plus en plus furieux. Et c’est avec cette fureur qu’il regardait les hommes et les femmes de son quartier : il les voyait plus petits que d’ordinaire et plus poilus, avec des sourcils tellement fournis qu’ils ne dessinaient qu’une grosse ligne noire au-dessus des yeux. Et tous ces regards de vaincus, ces dos courbés par la misère et la résignation, et ces poches toujours vides qui criaient la faim, grandes ouvertes comme les bouches hurlantes de leurs enfants mal nourris. Et pendant qu’il s’éloignait, c’était comme si les éternels discours de tous ces gens, des malheureux comme lui, résonnaient dans ses oreilles. Il les entendait parler du ciel et du soleil de leur pays natal, qu’ils avaient fui sans pouvoir s’en débarrasser et gardaient accroché à leurs épaules comme un parasite ou une malédiction ; il les entendait parler de mules, moutons et poulets, et puis de la terre, cette terre qu’il fallait labourer à la sueur de son front et nourrir avec le sang de ses mains et qui était, à les entendre, la seule chose qui vaille quoi que ce soit dans ce monde. Et il entendait aussi toutes leurs rengaines sur l’Amérique, l’extraordinaire nation qui promettait tout mais qui, à eux, ne donnait rien. Et tandis qu’il les poussait, se frayant un passage parmi les marchands ambulants de lacets et bretelles, et parmi les femmes occupées à envelopper dans du papier une saucisse qui devrait suffire à quatre bouches, il retrouvait la sensation de malaise et d’exaspération qu’il avait toujours ressentie, parce que ces gens parlaient de l’Amérique comme d’un mirage, comme de quelque chose qui n’existait que dans les histoires, alors qu’elle était pourtant là, devant leurs immeubles : comme s’ils ne savaient pas la voir, la saisir ! comme s’ils étaient partis mais jamais arrivés !
Tête baissée, il traversa ce que tout le monde appelait le Bloody Angle, à Chinatown, entre Doyer, Mott et Pell Street. La couleur de la peau changeait, les maillots de corps tachés de sauce tomate laissaient place aux tuniques sans col, la forme des yeux était différente ainsi que les odeurs flottant dans les rues — ici, c’était un mélange d’oignon, opium, huile de friture et amidon des teintureries —, mais les regards étaient les mêmes. Il s’agissait simplement d’un autre ghetto. Une autre prison. « C’est un monde dont on ne sort jamais. Un monde sans portes ni fenêtres, pensait Christmas. Mais moi, je m’en irai ! » Et, la tête toujours baissée, comme s’il marchait contre le vent, il continuait sa route, tellement vite qu’il courait presque, sans but, comme s’il cherchait simplement à fuir ce labyrinthe dans lequel tous les autres étaient égarés. Et il fila tout droit, jusqu’à la sortie des quartiers pauvres.
Quand il s’arrêta, à bout de souffle, il leva les yeux et comprit qu’il avait su dès le départ où il devait aller. En haut d’un bâtiment en briques rouges, carré et massif, apparaissait une enseigne délavée par la pluie : « Saul Isaacson’s Clothing ». La main de Christmas, qui n’avait jamais cessé de serrer les menaces de Bill adressées à Ruth, se décrispa enfin. Il était arrivé. Il savait ce qui était le mieux pour Ruth : « C’est le seul qui a des couilles ! »
Il reconnut Fred qui fumait une cigarette, appuyé contre l’aile luisante de la Rolls-Royce.
« Salut, Fred ! lança-t-il. Tu as ramené Ruth chez elle ?
— Bien sûr.
— Pas de problème ?
— Que se passe-t-il ?
— Laisse tomber, Fred ! Le vieux est là-dedans ? » fit-il en indiquant l’usine du menton.
Le chauffeur soupira, s’apprêtant mollement à lui reprocher ce « vieux » que Christmas ne se décidait pas à éliminer de son vocabulaire.
« Oui ou non, Fred ?
— Oui, répondit alors Fred. Au deuxième étage, dans son bureau. »
Ensuite il se tourna vers un homme costaud planté devant l’entrée, deux lourdes portes coulissantes en fer laquées de rouge : « Laisse-le entrer ! » lui cria-t-il, et le garde lui répondit par un imperceptible mouvement d’acquiescement.
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