« Un autre thé ! » s’exclama-t-il.
Le barman remplit son verre à ras bord, Bill l’avala et régla. Puis il déambula à travers la pièce, tout en surveillant Cetta du coin de l’œil. Quand il la vit se diriger vers la porte qui donnait sur l’arrière en portant une caisse de bouteilles vides, il la suivit.
« Eh, beauté ! lança-t-il en la rejoignant dehors. Tu veux un p’tit massage de la jambe ? »
Cetta se retourna d’un bond. Elle posa la caisse sur une pile d’autres bouteilles et fit mine de rentrer. Mais Bill lui coupa la route :
« Qu’est c’que t’as ? J’suis pas sympa ? lui demanda-t-il, un sourire grimaçant sur le visage.
— Laissez-moi passer ! fit Cetta.
— J’veux pas qu’tu m’aimes, poursuivit Bill en la saisissant par le bras. J’veux juste te baiser, au cas où t’aurais pas compris…
— Lâchez-moi ! »
Bill la serra plus fort, la força à plier le bras derrière le dos et puis se colla contre elle :
« Mais j’paye, salope !
— Lâche-moi, connard !
— Alors tu m’as pas compris…
— Elle t’a très bien compris » interrompit une voix caverneuse, semblable à un rot.
Bill découvrit, sur le seuil du bar, un homme laid avec les mains noires.
« Merde, t’es qui, toi ? » lança Bill.
Il lâcha Cetta et chercha le couteau qu’il avait dans la poche. L’homme aux mains noires sortit un pistolet de son étui avec une rapidité inattendue et le lui colla en plein visage, pressé contre son front :
« Casse-toi, merdeux ! » dit-il d’une voix profonde et sans émotion.
Bill ôta lentement la main de sa poche. Il leva les bras en l’air et tenta de sourire :
« Eh, c’était pour rigoler, mon pote… Vous savez pas rigoler, dans le coin ? »
L’homme aux mains noires ne dit mot. Ni ne cessa d’appuyer le canon du pistolet sur son front.
Bill fit deux pas en arrière. Puis il s’en alla lentement, craignant une balle tirée en traître. La peur le faisait suer. Avant de tourner au coin de la rue, il lança un dernier regard sur l’arrière du bar. La femme avait enlacé l’homme aux mains noires. « Salope ! » dit-il à toutes les femmes du monde.
Il parcourut trois blocks à vive allure. Il était furibond. Il fuyait sa peur, son humiliation, sa frustration.
« Ça te dit, une p’tite pipe ? » fit une voix dans l’obscurité d’une ruelle. C’était une prostituée d’un âge avancé. Cheveux teints et filasses, couleur de la paille. Robe décolletée laissant entrevoir deux tétons sombres et fanés. Elle ôta son dentier : « Ma bouche, c’est du velours, chéri ! »
Bill jeta un coup d’œil alentour, puis il poussa la femme dans un coin, la força à s’agenouiller et déboutonna son pantalon.
« Y faut qu’tu m’payes ! » essaya de protester la femme.
Bill sortit son couteau et le lui pointa sur la gorge.
« Vas-y, suce, salope ! ordonna-t-il. Si tu fais un bruit, j’te crève. »
Et pendant qu’elle prenait dans la bouche son membre durci par la colère, Bill ne cessa jamais de lui appuyer son couteau contre la gorge. « Avale, salope de juive ! » commanda-t-il bientôt, se vidant de tout son fiel. Ensuite il fit un pas en arrière, reboutonna son pantalon, regarda la prostituée encore agenouillée et lui asséna un coup de pied en plein visage. Puis il se jeta sur elle et lui pointa à nouveau le couteau sur la gorge. Il plongea une main dans son décolleté et lui arracha sa robe : quelques dollars s’envolèrent et elle se retrouva avec les seins flasques pendouillant à l’air. Bill saisit l’argent et le fourra dans sa poche. Enfin, il se leva.
« Me tue pas… » pleurnichait la prostituée.
Bill la regarda avec un profond mépris. Il écrasa son dentier, qui était tombé à terre, le réduisant en morceaux. « Salope de juive ! » cria-t-il encore avant de partir en courant et d’abandonner Manhattan.
Il parvint à sauter dans un train de marchandises qui se dirigeait vers le nord, mais le convoi s’arrêta une heure plus tard, avant que Bill sache encore où il voulait aller. Il descendit et, encore tremblant, la mâchoire contractée, il lut le panneau indiquant la gare : « Hackensack ». Il rejoignit la route principale et se mit à marcher vers le nord. Aucun des quelques camions qui passaient par là ne le prit à bord. En revanche, à sa grande surprise, après quelques miles une automobile noire s’arrêta sur le bord de la route :
« Tu vas où, mon garçon ? demanda le conducteur en se penchant par la vitre. Je peux t’emmener quelque part ? »
Bill sauta en voiture. L’homme d’une cinquantaine d’années était jovial, il avait le bagou du commis voyageur et portait une perruque bon marché qui n’arrêtait pas de glisser, et qu’il était sans cesse obligé de remettre en place. « Bavarder m’aide à rester éveillé ! » avait-il expliqué. Et, à partir de là, il n’avait plus fermé la bouche. Quand il fit enfin une pause, Bill lança :
« Vous avez une belle voiture !
— C’est une Tin Lizzie, avait annoncé l’homme avec fierté. Elle ne te laisse jamais en rade ! C’est une Ford.
— Ford » répéta Bill, rêveur. Et pour la première fois depuis ce soir-là, il se sentit détendu. Il aimait les voitures. Et celle-ci était vraiment belle.
« C’est le Modèle T, continua l’orgueilleux propriétaire, caressant le tableau de bord comme il l’aurait fait avec un animal de race. Mon garçon, si tu es un vrai Américain, tu as un Modèle T !
— Le Modèle T.
— Oui, monsieur ! rit le commis voyageur. Et celle-ci, c’est une Runabout, le modèle de luxe, avec allumage et roue de secours. Je l’ai payée 420 dollars.
— Elle est superbe !
— Tu peux répéter ? plaisanta l’homme en bombant le torse. Tu t’appelles comment, mon garçon ?
— Cochrann. Mais appelle-moi Bill.
— D’accord, Bill. Au fait, tu vas où ?
— On les construit où, les Ford ? demanda Bill.
— Comment ça, “on les construit où” ? Mais à Détroit, dans le Michigan ! »
Bill regardait la route, droit devant lui, éclairée par les phares tremblotants de l’automobile. Ses oreilles étaient remplies du bruit du moteur qui pétaradait avec régularité. Et tout à coup, il retrouva son rire. Le commis voyageur rit à son tour. Et caressa à nouveau le tableau de bord.
« Alors, tu vas où, Bill ? » demanda-t-il.
— Détroit, Michigan ! » annonça Bill.
Christmas frémissait de rage. Il serrait la feuille de papier entre ses mains : il était tellement tendu qu’elles tremblaient. Il n’entendait pas, autour d’eux, le chahut des enfants qui jouaient sur les pelouses de Central Park, récemment blanchies par une neige tardive ; il ne sentait pas le froid de ce printemps qui, fin mars, ne voulait pas oublier l’hiver ; il ne voyait rien d’autre que ce message, écrit sur un papier épais de mauvaise qualité. Il ne se rendait compte de rien, tout à cette haine incontrôlable qui avait explosé en lui. Ses yeux étaient rivés sur l’écriture disgracieuse et parcouraient inlassablement ces mots :
Salope de juive, tu penses à moi ? Je suis sûr que oui. Mais moi, je fais bien plus ! Tous les jours, je te regarde, je te suis, je te surveille. Et quand j’en aurai envie, je te prendrai à nouveau. Tu te rappelles comme on s’est bien amusés, tous les deux ? J’ai encore ton sang sur mes cisailles.
Amoureusement, Bill.
Ruth, assise près de lui sur leur banc, là où ils se voyaient chaque semaine depuis des mois, avait le regard perdu. « Je ne l’ai montré à personne » avait-elle dit en remettant le billet à Christmas. « Je ne l’ai montré à personne » répéta-t-elle alors doucement, pour la deuxième fois.
Читать дальше