Détachant avec difficulté ses yeux de la lettre de Bill, Christmas tourna la tête vers la jeune fille. Il la regarda et sentit un flot de jalousie et de colère l’envahir. « Elle est à lui ! » se dit-il.
Ruth avait les yeux d’une petite fille. De grands yeux verts, la pupille dilatée par la peur.
« Pourquoi tu ne l’as dit à personne ? lui demanda Christmas.
— Parce que je n’aurais plus le droit de rien faire !
— Il faut le dire à ton grand-père. »
Ruth ne répondit rien et baissa la tête vers sa main mutilée. Christmas la prit dans ses bras et la serra fort. Alors Ruth se secoua, se dégagea et se leva vivement, le visage en feu :
« N’essaie plus jamais de poser les mains sur moi ! » s’écria-t-elle, tranchante.
Christmas la fixa. Il était habitué à ce regard dur, chaque fois qu’il s’approchait d’elle plus qu’il n’avait le droit de le faire.
Ruth lui tourna le dos et se dirigea vers le trottoir où l’attendait Fred en uniforme, près de la voiture qui la ramènerait chez elle. Christmas la suivit, le billet de Bill à la main, et en la regardant marcher devant lui dans son élégant et épais manteau de cachemire, il pensa encore une fois : « Elle est à lui ! » Arrivée à l’automobile, Ruth se glissa dans l’habitacle sans mot dire et referma la portière.
« Ouvre bien les yeux ! » recommanda Christmas à Fred.
Puis il se pencha vers la vitre : Ruth se tenait comme une statue de glace. Le moteur démarra et l’automobile prit lentement la route. Christmas était immobile sur le trottoir. Alors Ruth tourna les yeux vers lui : ils avaient soudain perdu leur dureté, maintenant qu’elle s’en allait. Elle appuya sa main mutilée contre la vitre, regarda intensément Christmas, et puis la voiture se fondit dans la circulation.
Christmas tournait et retournait dans ses mains la lettre de Bill, que Ruth avait omis de lui reprendre. Ou qu’elle lui avait laissée, afin qu’il n’oublie pas. Un petit groupe d’enfants passa près de lui, chahutant et se lançant des boules de neige. Un de ces missiles glacés atterrit à ses pieds, et il fusilla les gosses d’un regard encore plein de la colère qui l’habitait. « Pardon, m’sieur ! » fit l’un des gamins, effrayé par son expression. Il devait avoir trois ou quatre ans de moins que Christmas. Mais celui-ci n’avait plus du tout l’air d’un enfant. Tout à coup, il était devenu un homme. Les choses ne se passaient pas comme il l’avait imaginé. Ce qui l’avait fait grandir si rapidement, ce qui l’avait arraché à l’adolescence, c’était l’amour. Or, l’amour, ça enflammait, ça consumait, ça faisait devenir beau mais laid aussi. L’amour changeait les gens, ce n’était pas une fable. La vie n’était pas une fable.
Ruth et lui se voyaient depuis des mois, une fois par semaine, toujours le vendredi. Ils se retrouvaient à l’angle de Central Park ouest et de la soixante-douzième rue, Christmas disait bonjour à Fred, et ensuite ils marchaient côte à côte dans le parc jusqu’à leur banc, là ils s’asseyaient pour bavarder en admirant le lac, un peu plus loin. Ils parlaient de tout, plaisantaient et riaient, mais il y avait aussi de longs moments où ils étaient sérieux et silencieux. Comme si les mots ne servaient à rien. Et à chaque fois qu’ils se quittaient, Christmas avait l’impression d’avoir grandi un peu. Elle remontait dans la luxueuse Rolls-Royce de son grand-père, il fouillait dans ses poches pour voir s’il avait un peu de monnaie pour prendre le train de la BMT, la Brooklyn-Manhattan Transit, dans la soixante-douzième rue, afin de regagner son ghetto du Lower East Side. Elle portait des vêtements bien chauds qui la protégeaient du froid perçant de l’hiver, il contractait les épaules et boutonnait sa légère veste en toile jusqu’au cou. Elle avait des gants en cuir doublés de douce fourrure de lapin, il avait les doigts tout gercés. Elle était une riche juive du West Side, lui un voyou, un wop, comme on appelait tous les Italiens.
Ce qui l’avait fait grandir plus vite, ce n’était pas seulement son amour mais aussi l’amour qu’il lisait, par moments, dans les yeux de Ruth. Cet amour contre lequel elle luttait jour et nuit, parce que Bill les avait fait se rencontrer et, en même temps, les avait séparés. Parce que Bill, avec ses horribles mains, ses cisailles et sa violence, avait sali l’amour, et Ruth ne parvenait à voir rien d’autre que la saleté. Y compris en Christmas. Et elle le tenait à distance. De sorte que, plus l’amour de Christmas grandissait, moins il ne savait qu’en faire : ce sentiment restait enfermé en lui, inexprimé et pourtant violent, et bien loin de l’aider à s’épanouir, c’était un poison. Son caractère était devenu plus ombrageux ; son regard même s’était assombri ; ses espoirs, ses rêves, son allégresse et son insouciance n’étaient plus que des souvenirs d’enfance fanés, ils n’avaient pas survécu à cet ouragan intérieur et à cette expérience d’adulte.
Sur le chemin du retour, serrant toujours dans sa main le billet écrit par Bill, Christmas frémissait de colère. Les pensées se bousculaient confusément dans sa tête, à la fois sans réussir à prendre forme et sans lui donner de répit, comme une cohorte hurlante de fantômes invisibles qui se déplaceraient dans l’air sans produire de vent.
Il rentra chez lui sans faire de bruit. La chambre de Cetta était fermée. Elle dormait encore. Christmas alla dans le salon et alluma le poste de radio, mettant le volume au plus bas : « Buy a Ford, spend the difference » disait un annonceur publicitaire. « Et n’oubliez pas : depuis 1909, vous pouvez avoir une Ford T de n’importe quelle couleur… pourvu qu’elle soit noire ! », on entendait les rires du public qui accompagnaient la célèbre réplique de Henry Ford, puis un bref jingle, et enfin : « La Tin Lizzie peut être à vous à partir de 269 dollars seulement… »
« Comment ça s’fait, que t’es à la maison ? demanda Cetta derrière lui, surgissant ensommeillée dans le salon. Tu ne devais pas travailler ?
— Qu’est-c’que t’as fait à tes cheveux ? s’étonna Christmas, écarquillant les yeux.
— Ça te plaît ? C’est la dernière mode ! » répondit Cetta, et elle fit une pirouette pour lui montrer ses cheveux radicalement courts et lisses. Ils étaient coupés au carré à la hauteur du menton, dégageant sa nuque.
« T’as l’air d’un homme ! s’exclama Christmas.
— C’est la nouvelle mode, expliqua Cetta en haussant les épaules.
— T’as l’air d’un homme, répéta Christmas.
— Je suis devenue une flapper !
— Une flapper ?
— Oui, une flapper . C’est comme ça qu’on appelle les femmes qui suivent cette mode.
— Et pourquoi vous voulez être des hommes ?
— Nous voulons être indépendantes et libres comme les hommes. Nous, les flappers , nous sortons du moule !
— Mais c’est qui, « nous » ?
— Les nouvelles femmes. Les femmes modernes.
— T’as l’air d’un homme, conclut Christmas en lui tournant le dos.
— Tu devais pas travailler, aujourd’hui ? lui demanda à nouveau Cetta.
— J’ai pas envie de goudronner des toits, rétorqua Christmas.
— Sal m’a dit qu’on te donnait dix dollars !
— J’en ai rien à foutre.
— Dix dollars, Christmas !
— J’ai pas envie de faire ces boulots de crève-la-faim qui te salissent les mains pour toute la vie et qui te bousillent le dos. Moi, je veux devenir riche.
— Et comment ? fit Cetta, s’approchant de lui et passant une main dans ces cheveux blonds qu’il avait hérités de son père violeur.
— Je sais pas, répondit Christmas en s’écartant, agacé. Je vais trouver un moyen. Mais ce sera pas en goudronnant des toits.
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