Andrew était de dos. Il regardait par la fenêtre. Quand il entendit la porte se fermer, il se retourna.
« Je pense à toi jour et nuit ! » s’exclama-t-il. Il se dirigea vers elle, l’embrassa et la serra contre lui comme il ne l’aurait jamais fait avec une jeune femme ordinaire. « J’ai trop envie de toi ! » Il se mit à l’embrasser dans le cou, posa les mains sur ses hanches et puis les fit descendre jusqu’à les glisser sous sa robe.
Cetta ne se laissa pas embrasser sur la bouche, mais elle s’allongea sur le lit et écarta les jambes. Tournant la tête, elle découvrit les cinq dollars d’Andrew sur la table de chevet. Il se déshabilla, la toucha et la pénétra comme il ne l’aurait jamais fait avec une jeune femme comme il faut. Quand ce fut fini, Andrew se rhabilla très vite. En revanche, Cetta resta allongée sur le lit, nue, avec le naturel d’une prostituée avec un client.
« Rhabille-toi, je t’en prie ! lui dit alors Andrew.
— La demi-heure est terminée » coupa Cetta.
Andrew s’était assis sur le bord du lit et lui tournait le dos. Maintenant, il se tenait la tête entre les mains. Il sanglotait.
« Excuse-moi, fit-il d’une voix brisée par les larmes. J’ai l’impression d’être un animal, continua-t-il entre les sanglots. Un animal comme tous ces types que j’ai toujours méprisés. Moi, ça ne m’était jamais arrivé… je n’étais jamais allé avec… avec…
— Une putain, compléta sèchement Cetta.
— Cetta, il faut que tu me croies ! » lança-t-il avant de se retourner brusquement. Son visage était inondé de larmes.
Cetta le fixa droit dans les yeux. Il avait un regard bienveillant, se dit-elle. Honnête.
« Je suis un animal, dit Andrew à voix basse. Est-ce que tu pourras jamais me pardonner ? Je n’ai jamais cessé de te désirer, depuis la première fois où je t’ai vue, et maintenant, maintenant… je me dégoûte. »
Cetta s’approcha en silence. Elle s’assit à son côté et lui prit la tête entre les mains, qu’elle posa sur sa poitrine. Les yeux dans le vide, elle resta là à caresser ses cheveux blonds. Et ils demeurèrent ainsi, sans mot dire.
« La demi-heure est finie » lui dit enfin Cetta.
Andrew se leva. Ses larmes avaient séché sur ses joues. Cetta ne le regarda pas sortir. Elle entendit la porte se refermer doucement. Elle s’allongea sur le lit, immobile. Peu après, la porte s’ouvrit et se referma à nouveau : « Fais semblant d’dormir ! lança une voix inconnue et rude. Bouge pas ! » Puis le client posa cinq dollars sur la table de chevet, près de ceux d’Andrew, releva sa jupe et la prit par derrière, très rapidement.
Cette semaine-là, Cetta n’eut pas le courage d’aller voir Sal. Elle lui fit parvenir un gâteau qu’elle avait acheté dans une pâtisserie.
Début janvier, Andrew revint au bordel :
« Je veux pas faire l’amour, lui dit-il. Je veux seulement rester avec toi », et il glissa les cinq dollars sur la table de chevet.
Cetta le fixa. Il était revenu. Elle caressa ses joues bien rasées. L’homme qui défendait soixante-treize mille ouvriers était revenu. Pour elle. Elle approcha ses lèvres de celles d’Andrew et l’embrassa. Longuement, les yeux fermés. Puis elle le déshabilla et l’accueillit en elle. Et quand Andrew l’eut comblée de son plaisir, elle le tint entre ses bras, dans les draps défaits. « Tu ne dois plus payer. Je ne veux pas prendre ton argent, lui dit-elle encore. On se verra chez toi. »
Andrew la regarda de ses yeux bleus :
« On ne peut pas, lui dit-il. Je suis marié. »
Orange — Richmond — Manhattan — Hackensack, 1923
Après avoir quitté le bureau d’accueil du New Jersey et changé les économies de l’Irlandais dont il avait pris le nom pour un total de 372 dollars, Bill se dirigea vers l’intérieur des terres. Il trouva un travail dans une scierie d’Orange, près d’une usine de bière fermée pour cause de prohibition et laissée à l’abandon, encore dotée d’enseignes décrépites annonçant : « The Winter Brothers’s Brewery ». Le boulot était mal payé et épuisant. À peine affinés et écorcés, les grands troncs étaient hissés sur de longs tapis roulants et débités en grosses planches pleines d’échardes, et, malgré les gants qu’on avait soustraits de sa première semaine de paye, Bill n’arrêtait pas de s’enfoncer des échardes dans les mains. Le soir, il était totalement épuisé. Il avalait un bol de soupe avec un morceau de lard trop cuit et puis allait se coucher. La vieille femme chez qui il logeait lui faisait payer une petite fortune pour le lit, la soupe du soir, le petit déjeuner à base de porridge accompagné de deux tranches de pain noir, et un oignon frais et un morceau de bœuf séché pour le déjeuner. À prendre ou à laisser, lui avait-elle dit, yeux cupides et poings décharnés fichés sur les hanches, le jour où Bill s’était présenté chez elle. Alors Bill avait pris, parce qu’il était obligé d’attendre que les choses se tassent avant de pouvoir retourner à Battery Park, où il avait dissimulé son argent et ses pierres précieuses. Il partageait la chambre avec deux autres pensionnaires. Des jeunes comme lui, nouvellement arrivés. L’un était un petit Italien aux yeux jaunes comme le fiel. Il a écrit « traître » sur le front, pensa Bill dès qu’il le vit. L’autre était un géant à l’air simplet, blond et rougeaud, qui parlait peu et mal et venait d’un pays d’Europe dont Bill n’avait jamais entendu parler. Il était tellement grand et gros que ses pieds dépassaient du lit de cinquante centimètres et que ses épaules ne rentraient pas dedans, de sorte qu’un de ses bras pendait toujours par terre. Il soulevait seul des troncs qui, normalement, requéraient les efforts de trois hommes au moins. Mais Bill ne discutait avec aucun d’entre eux : il n’avait aucune confiance en l’Italien, quant au géant, il était tellement imbécile qu’il aurait fini par le mettre dans le pétrin même sans le vouloir.
Il y avait beaucoup de travailleurs, à la scierie. Des noirs, surtout. Des noirs qui resteraient là toute leur vie, ou bien des immigrés qui auraient peut-être la chance d’évoluer. Mais, même au travail, Bill ne se lia avec personne. Il se tenait toujours à l’écart. Quand la sirène annonçait la pause de midi, il prenait le mouchoir dans lequel était enveloppé son déjeuner et s’éloignait. Il cherchait un endroit isolé et mâchait lentement son oignon frais, son pain noir et son morceau de bœuf séché. Et il réfléchissait. Dans les premiers temps, il pensait à son avenir, il faisait des projets. Mais au bout d’une quinzaine de jours, le cours de ses pensées finit par être entravé par les rêves qui envahissaient ses nuits. Des rêves qui, après deux semaines de plus, se transformèrent en cauchemars. Presque chaque nuit, Bill se réveillait en hurlant, terrorisé et couvert de sueur. « Tu m’casses les couilles, Cochrann ! » avait fini par lui dire l’Italien. Le géant, en revanche, ne se rendait compte de rien et continuait à ronfler, heureux. Le jour où l’Italien perdit la moitié d’un bras dans une scie circulaire, il fut viré de l’usine. À sa place arriva un vieux qui dépensait presque toute sa paye dans des alcools de contrebande et qui, la nuit, ronflait comme le géant. Ainsi Bill demeura-t-il seul avec ses cauchemars.
Ces derniers étaient toujours différents et pourtant toujours les mêmes. Quelle que soit la situation à laquelle il rêvait, même la plus agréable, au bout d’un moment il se passait toujours la même chose, sans nul doute possible : il mourait. Il mourait de la main de Ruth, la salope de juive. La première fois, il rêvait qu’il était dans un restaurant de luxe. Le serveur lui apportait un plat qui, sous la cloche d’argent étincelante, était censé contenir du poulet rôti et des pommes de terre. Mais lorsque Bill soulevait la cloche, il découvrait sur le plat le doigt amputé d’une femme. Et alors le serveur, qui tenait un couteau à trancher à la main, lui enfonçait la lame dans la gorge. Et soudain le serveur devenait la salope de juive. Ou bien il rêvait qu’il volait dans le ciel, planant comme un oiseau. Et alors Ruth, comme si elle était au ball-trap, criait : « Pull ! » et lui tirait dessus. D’autres fois elle le noyait, l’étouffait, l’immolait ou le pendait. Ou encore, elle mettait le courant sur le fauteuil à bascule où il se reposait, et le fauteuil se transformait soudain en chaise électrique.
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