Une nuit, en rentrant du travail, Cetta était assise seule dans un coin du wagon. Elle chantonnait doucement Alexander’s Ragtime Band , un air de l’année précédente qui avait eu un grand succès. Quand elle avait appris que c’était un certain Berlin qui l’avait composé, un musicien juif, Cetta avait tenté de se le sortir de la tête. En effet, depuis qu’ils avaient tiré sur Sal, elle avait juré la guerre aux juifs et les haïssait de tout son cœur. Mais ensuite, elle avait décidé de faire une exception, parce que Alexander’s Ragtime Band lui plaisait vraiment trop. Et ainsi, cette nuit-là, elle se berçait elle-même avec la musique d’Irving Berlin.
Vers le centre du wagon, trois petits voyous âgés de dix-huit ans environ plaisantaient entre eux, jetant de temps à autre un coup d’œil dans sa direction. Cetta ne leur prêtait nulle attention. Plus loin, à l’autre extrémité de la voiture, était assis un homme d’une trentaine d’années, blond, avec un costume froissé, des lunettes posées sur le bout du nez et un livre ouvert sur les genoux. Depuis qu’il était monté dans la rame, il n’avait jamais cessé de lire. En face de lui, un policier, l’air épuisé, somnolait en se tenant la tête entre les mains.
« Qu’est-c’qu’une belle fille comme toi fait dehors à une heure pareille ? » fit l’un des trois voyous en s’asseyant près de Cetta, tout en adressant une moue amusée à ses deux copains.
Cetta ne répondit rien et tourna le visage vers la vitre.
« Te donne pas des airs de grande dame, beauté ! lui murmura le jeune. Une grande dame, ça prend pas le métro ! » et il rit en faisant signe à ses amis d’approcher.
Les deux autres les rejoignirent. L’un d’eux s’assit devant Cetta, pieds sur le siège, en la fixant. Le second se posta derrière, entre la fenêtre et elle.
« Qu’est-c’que vous voulez ? » lança Cetta, et elle regarda en direction du policier, qui continuait à somnoler.
Elle essaya de se lever, mais le jeune assis devant elle la retint et la força à se rasseoir. Celui qui se trouvait derrière elle lui plaqua une main sur la bouche, l’empêchant de bouger, et de son autre main il pointa la lame d’un couteau à cran d’arrêt sur son cou. « Sois gentille ! » chuchota-t-il.
Le garçon assis près d’elle glissa une main sous sa jupe. « On veut juste être copains, t’en fais pas… » dit-il.
À cet instant, la rame ralentit à l’approche de la station suivante. L’homme d’une trentaine d’années assis à l’autre bout du wagon leva les yeux de son livre et croisa le regard terrorisé de Cetta. « Eh, là-bas ! » s’écria-t-il en se levant. Le policier se réveilla. Un peu hébété, il fixa l’homme avant de se tourner vers l’autre extrémité de la voiture. Les lumières de la station Canal Street inondèrent soudain le wagon. Le métro s’arrêta. Les trois voyous lâchèrent Cetta et s’enfuirent. Le policier porta un sifflet à sa bouche et courut à leur poursuite.
« Vous allez bien ? » demanda le trentenaire à Cetta en s’approchant.
Elle avait les yeux gonflés de larmes mais fit tout de même signe que oui. L’homme sortit un mouchoir de la poche de sa veste et le lui tendit. Cetta le dévisagea. Il était maigre, pas très grand, et avait un regard bienveillant. Honnête.
« Merci » lui dit-elle.
L’homme sourit, le mouchoir toujours tendu vers elle.
« Essuyez vos larmes, conseilla-t-il.
— Le problème c’est pas vraiment les larmes, il faudrait surtout que je me mouche ! » plaisanta-t-elle.
L’homme se mit à rire.
« Eh bien mouchez-vous donc ! »
Il la regarda en souriant. Un sourire franc. « Vous avez honte de vous moucher devant un inconnu ? Vous voulez que je me tourne ? »
Cetta rit à nouveau. Puis se moucha.
« J’ai jamais su faire ça discrètement, comme les femmes du monde ! » s’excusa-t-elle.
L’homme ne cessait de sourire :
« J’ai toujours trouvé les femmes du monde bien ennuyeuses ! fit-il. Je peux m’asseoir près de vous ? »
Cetta hocha la tête.
« Et je peux vous raccompagner chez vous ? » poursuivit-il.
Cetta se raidit.
« Vous avez eu assez d’émotions pour aujourd’hui ! Il est de mon devoir de vous escorter. »
Cetta le dévisagea. Il avait l’air bienveillant. Elle pouvait lui faire confiance.
« D’accord, décida-t-elle. On descend à Cortland Street, et après il faut marcher un peu.
— Cortland Street, et puis il faut marcher un peu. Bien reçu ! » s’exclama-t-il en exécutant le salut militaire, main à hauteur du front.
Cetta rit.
« Je m’appelle Andrew Perth, continua alors l’homme en lui tendant la main.
— Cetta Luminita » lui répondit-elle en la lui serrant.
L’homme retint sa main dans la sienne, sans violence mais avec une certaine force, et il la fixa droit dans les yeux. Un regard bienveillant, se dit à nouveau Cetta. Mais un regard d’homme. De désir. Un regard que Cetta connaissait bien. Elle en fut néanmoins flattée. Elle baissa les yeux et l’homme lui lâcha la main. Peu après, elle fit signe à Andrew qu’ils devaient descendre.
Pendant le trajet jusque chez elle, parcourant côte à côte des trottoirs déserts, Cetta apprit que le jeune Andrew Perth était syndicaliste. Il s’occupait des conditions de travail des ouvriers. Et lorsqu’il parlait des horaires infâmes, des salaires de misère et des vexations qu’étaient obligés de supporter les ouvriers, toujours sous la menace d’être licenciés, Cetta remarqua que ses yeux s’enflammaient. Et elle reconnut au fond de ces yeux une véritable passion, semblable à un grand amour.
Lorsqu’ils eurent atteint la porte de son immeuble, Cetta s’arrêta.
« Je suis arrivée, dit-elle.
— Dommage ! » fit Andrew en la dévisageant.
Cetta sourit en rougissant. Parce que, cette nuit-là, elle n’était pas une prostituée, mais une jeune femme normale qui avait rencontré un homme comme il faut. Un homme auquel elle plaisait et qui ne profiterait pas d’elle. Parce que, cette nuit-là, elle ne coûtait pas cinq dollars la demi-heure. « Je dois y aller » lâcha-t-elle alors, sachant que ce moment ne pouvait durer pour toujours. Elle lui serra hâtivement la main, lui tourna le dos et courut rejoindre son sous-sol étouffant.
Quelques jours plus tard, elle tomba à nouveau sur Andrew. Un soir, à la station Cortland Street. Ils se reconnurent, rirent, et Andrew proposa de la raccompagner chez elle. Quand le moment de se séparer fut venu et qu’ils se dirent au revoir, Andrew retint à nouveau la main de Cetta dans la sienne :
« On ne s’est pas rencontrés par hasard, avoua-t-il. Je voulais vous revoir. »
Cetta en resta sans voix. Elle ne savait que dire.
« Je peux vous inviter à dîner, un soir ? lui demanda Andrew.
— À dîner… ? répéta Cetta stupéfaite.
— Oui.
— Au restaurant… ? »
Jamais personne ne l’avait invitée à dîner. Elle avait presque dix-neuf ans et personne ne l’avait jamais invitée à dîner. Parce qu’elle n’était pas une jeune femme comme les autres. Elle était une putain. Et les putains, on les emmène au lit, pas au restaurant.
« D’accord ! répondit-elle.
— Et quand ? lui demanda Andrew.
— Mais d’abord, je dois vous dire… » commença Cetta, soudain sérieuse, avant de le fixer épouvantée. Andrew avait un regard bienveillant. Peut-être qu’elle aurait dû lui dire…
« Après-demain soir ? » la pressa Andrew, souriant.
Personne ne l’avait jamais regardée ainsi.
« D’accord, répondit-elle.
— Je viens vous chercher à sept heures.
— Oui, à sept heures, répéta Cetta. Et on ira au restaurant. »
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