« Je ne l’ai pas fait pour l’argent ! protesta Christmas, sans prendre le billet.
— Je sais, répliqua l’autre en continuant à le scruter d’un regard intense, presque comme s’il voulait le transpercer. Mais nous, nous sommes des gens qui ne savons pas dire merci autrement. Accepte ! »
Il avança sa main rugueuse et fourra le billet de cinquante dollars dans la poche de Christmas, avec rudesse, presque vulgarité. « Nous n’avons rien d’autre que l’argent. »
Christmas soutenait le regard du vieil homme sans mot dire.
« Fred ! lança le grand-père à l’adresse de son chauffeur. Raccompagne M. Luminita chez lui ! (et il fixa à nouveau Christmas). Accepte ça aussi, petit ! Tu as été un gentleman. »
Quand la Rolls-Royce Silver Ghost s’arrêta dans Monroe Street, Christmas était absorbé dans ses pensées. La réaction de Ruth l’avait troublé, au moins autant que lui-même avait troublé la jeune fille. Il avait imaginé que Ruth aurait souri, comme elle avait tenté de le faire quand il l’avait laissée à l’hôpital. Il avait pensé qu’ils seraient restés là, l’un près de l’autre, oublieux du monde environnant. Il avait cru qu’elle n’aurait pas détaché un instant ses profonds yeux verts des siens. Et que, dans ce regard sans fin, ils se seraient dit tout ce qui ne venait pas aux lèvres de deux adolescents. Cet échange de regards, forgé par le destin, aurait comblé l’océan qui séparait une jeune fille riche d’un crève-la-faim. Voilà à quoi il avait réfléchi, tout au long du trajet de l’hôpital à chez lui, après avoir dit où il habitait à Fred, le chauffeur du vieux juif. Il s’était enfoncé dans le siège en cuir moelleux de cet habitacle qui sentait légèrement le cigare et le brandy, et il avait soigneusement analysé tout ça, comme un adulte. Et il avait oublié tout le reste.
Même lorsque la Silver Ghost s’arrêta devant le 320 Monroe Street, Christmas demeura là, immobile, avec ses vêtements misérables et déchirés, et ses chaussures couvertes de boue et de crottin de cheval, pensant à Ruth et à ses yeux verts.
Cette pause — pendant laquelle Fred coupa le contact, descendit de voiture et, avec son professionnalisme obséquieux, lui ouvrit la portière — donna le temps à un attroupement de curieux de se former autour de la voiture de luxe. Enfants, jeunes, femmes, hommes, tous tendaient la tête vers l’habitacle plongé dans la pénombre et chuchotaient avec vivacité entre eux, se demandant qui pouvait être le mystérieux personnage en visite dans le ghetto de l’East Side. Bien que le chauffeur, l’air guindé, tienne la portière ouverte, nul ne sortait du véhicule, et chaque seconde qui s’écoulait donnait à ce personnage encore plus d’importance et de poids dans l’imaginaire de chacun.
« Nous sommes arrivés, M. Luminita ! » annonça enfin le chauffeur.
Christmas fut brusquement tiré de ses pensées et, quand il sortit la tête, il se retrouva devant une vingtaine de visages stupéfaits et de bouches grandes ouvertes. En un instant, il oublia Ruth, descendit de voiture avec le naturel étudié d’un voyou, regarda autour de lui avec une indolence pleine d’ennui — s’attardant un peu sur le marchepied, comme pour fixer cette image dans la mémoire des spectateurs — et enfin, il glissa une main dans sa poche. Il en sortit le billet de dix dollars, faisant en sorte que tout le monde le voie bien, le plia et, avec la désinvolture d’un acteur expérimenté, le plaça dans la poche de la livrée du chauffeur.
« Merci, Fred, tu peux y aller ! » déclara-t-il et, ôtant la main de la poche du chauffeur, il reprit le billet sans que personne, à part Fred, ne s’en aperçoive.
« Merci à vous, monsieur Luminita, fit-il en esquissant un salut, c’est très généreux à vous » et il sourit, complice. Puis le chauffeur reprit sa place derrière le volant, fit tourner le moteur et s’éloigna avec ce véhicule qui valait plus que la vie de n’importe quel habitant du Lower East Side.
Autour de Christmas, les curieux ne soufflaient mot, interdits. Bouche bée, ils regardaient ce garçon en haillons que nombre d’entre eux avaient vu, tout jeune déjà, crier les titres des journaux dans les rues, ou rentrer chez lui les chaussures couvertes de goudron, comme tant d’ouvriers payés à la journée qui étendaient du bitume sur le toit des bâtiments, pour les isoler de la pluie. Quand Christmas fit le premier pas vers la porte de l’immeuble sordide où il vivait avec sa mère, l’attroupement s’écarta comme par magie, formant deux haies. Au bout de la rangée, Christmas aperçut Santo, qui rentrait tout juste du commissariat et souriait, médusé. Il s’apprêtait à sortir son billet de dix dollars.
« Ah, te voilà, Santo ! (Christmas l’empêcha de sortir l’argent et profita du silence pour que tout le monde l’entende bien). Qui tu sais… (et il détacha bien ces trois mots mystérieux)… est très satisfait de notre travail. Et il veut encore faire appel à nous, les Diamond Dogs (une nouvelle pause bien sentie lui permit de mettre le nom de sa bande en relief). Allez viens, Santo, je vais tout t’expliquer ! » Il le prit par le bras et l’entraîna vers l’immeuble. À peine gravies les premières marches crasseuses de l’entrée, Christmas s’arrêta et, comme s’il se rappelait soudain quelque chose, plongea à nouveau la main dans sa poche, d’où il sortit le billet de cinquante dollars, de façon que tout le monde le voie. Puis il le mit dans la main de Santo et lança : « Tiens, ça c’est ta part ! »
Cette fois, les curieux entassés sur le trottoir ne purent retenir un murmure de stupéfaction.
Christmas se tourna vers la petite foule. « Eh ben, qu’est-c’qu’y a ? Toujours à fourrer vos nez dans les affaires des autres ! Allez, on s’en va…, fit-il à Santo, qui écarquillait les yeux comme tout le monde. Ici on peut pas bosser tranquilles ! » et, suivi de celui qui, aux yeux de tous, allait devenir son lieutenant, il disparut dans le hall d’entrée crasseux.
« Cinquante dollars ! s’exclama Santo éberlué en montant les escaliers. Et qu’est-ce qu’on doit faire, comme travail ?
— Couillon ! » lança Christmas, et il lui arracha le billet des mains, qu’il remit dans sa poche.
Brooklyn Heights — Manhattan, 1922
Cette nuit-là, Bill n’était pas rentré chez lui. Il avait acheté une caisse de bière et une bouteille d’excellent whisky, douze ans d’âge, dans le même speakeasy où on lui avait fait crédit, la veille au soir. C’était un débit de boissons clandestin fréquenté par de petits délinquants, des gars qui se chargeaient de récupérer l’argent du racket dans de modestes affaires de protection ou de location de machine à sous. Ils avaient tous des faces de rats, même ceux qui étaient grands et forts. Parce qu’ils venaient des égouts et vivaient dans les égouts. Mais Bill se sentait important, lorsqu’il se trouvait dans ce speakeasy , cela lui donnait l’impression d’être l’un d’entre eux. Un dur, quoi ! Il connaissait d’autres débits de boissons où l’on vendait de l’alcool de contrebande, parfois même meilleur marché, mais il aimait frayer avec ces types qui vivaient un pistolet glissé dans le pantalon.
Il avait donc acheté une caisse de bière et une bouteille de whisky, et puis il s’était caché. Pendant toute la nuit et toute la journée suivante. Il avait trouvé un endroit isolé à Brooklyn Heights, d’où il voyait les grands ponts en fer et en acier qui semblaient maintenir les deux rives l’une près de l’autre. Avec ses cisailles, il avait coupé des branchages qui lui avaient servi à recouvrir la camionnette. Le sang de la jeune fille juive, encore sur les lames, avait fini sur l’écorce des branches. Et Bill avait ri. Puis il avait tendu l’oreille. Attentif. Comme s’il avait entendu quelque chose. Pas quelqu’un, mais quelque chose. Oui, il y avait quelque chose dans ce rire. Comme s’il avait changé. Et c’est alors seulement qu’il eut peur de ce qu’il avait fait.
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