Cetta saisit la main avec laquelle il avait donné un coup de poing dans le mur : il s’était blessé. Elle porta ses doigts à la bouche et lécha le sang. Puis elle nettoya le crachat qu’il avait sur la figure.
Sal la fixa un instant, puis fit volte-face et remonta en voiture.
« Bonne nuit, petite ! » lança-t-il sans la regarder, et il partit.
Cetta le vit tourner sur Market Street et disparaître. Elle attacha à son cou la chaîne avec la croix. Dans la bouche, elle avait encore le goût du sang de Sal.
Elle rentra dans son logement. Christmas dormait. Vito aussi, en ronflant. Tonia était assise à table, une photographie à la main. Cetta empila les assiettes.
« Laisse ça ! dit Tonia doucement, sans quitter la photo des yeux. On s’en occupera demain. »
Cetta commença à se déshabiller.
« C’est lui, Michele, dit Tonia. Ou Mikey, comme l’appelle Sal. »
Cetta s’approcha de Tonia et s’assit près d’elle. La vieille femme lui passa la photo. Ce n’était qu’un enfant. Avec un costume un peu trop m’as-tu-vu et une chemise blanche, avec des bretelles et un chapeau qu’il portait sur l’arrière de la tête, découvrant le front. Il avait l’air petit. Il était maigre, avec des sourcils noirs. Et il riait.
« Il riait tout le temps, dit Tonia en reprenant la photo. Je peux pas laisser cette photo sortie : avant, c’est ce que je faisais, mais Vito pouvait pas le supporter. Il était toujours devant elle, et il pleurait. Vito est gentil, mais il est faible. Il se laissait mourir, et moi je voulais pas rester seule. Alors, je l’ai rangée. »
Cetta ne savait que faire. Elle passa ses bras autour des épaules de Tonia.
« Sal lui avait dit ! reprit Tonia, parlant maintenant d’un ton mécanique. Il lui avait dit cent fois de pas piquer de l’argent au boss. Mais il était comme ça, Mikey : jamais satisfait. J’ai toujours voulu avoir deux enfants. Sal était le second fils que j’ai jamais eu. Je suis contente que ce soit lui qui ait conduit la voiture où était mon pauvre Mikey. Au moins, je suis sûre qu’il lui a fait une caresse avant de l’abandonner, et qu’il lui a dit quelque chose de gentil, comme de ne pas avoir peur du noir, ou que, le lendemain matin, on le trouverait et qu’on me le rendrait. Sal n’aurait pas pu le sauver. Tout ce qu’il aurait pu faire, c’était mourir lui aussi. » Tonia prit la main de Cetta. Dans l’autre, elle serrait la photo de son fils. « Sal n’a pas idée que je sais que c’est lui qui conduisait la voiture, ajouta-t-elle doucement. Vito ne le sait pas non plus. Je suis la seule à le savoir. Et maintenant, tu le sais toi aussi. Mais garde-le pour toi. Nous les femmes, c’est le genre de choses dont nous sommes capables : nous gardons pour nous les choses qui comptent vraiment.
— Pourquoi tu me le dis, Tonia ?
— Parce que je suis vieille. Et j’ai de moins en moins de force. »
Cetta regarda la main de Tonia. Le pouce se déplaçait de haut en bas sur le visage de son fils mort, lentement, machinalement, avec la précision distraite des vieilles femmes de son village lorsqu’elles égrenaient leur chapelet.
« Mais pourquoi moi ? » lui demanda-t-elle.
Tonia cessa de caresser la photo, avança la main vers le visage de Cetta et lui fit une caresse bourrue.
« Parce que toi aussi, tu dois pardonner à Sal ! »
Cette nuit-là, Cetta ne dormit pas. Elle tint Christmas serré contre sa poitrine. Et pria pour qu’il ne devienne pas un garçon avec des vêtements de m’as-tu-vu.
Avant le Nouvel An, Tonia mourut. Un matin, elle tomba brusquement par terre. Vito était sorti jouer aux cartes avec d’autres vieux. Cetta la vit chanceler. Un instant auparavant, Tonia tenait Christmas dans ses bras, ensuite elle le lui avait passé, s’éventant le visage d’une main : « Vierge Marie, j’ai des bouffées de chaleur, à mon âge ! » avait-elle dit en souriant. Mais Cetta avait lu dans ses yeux de l’inquiétude. Puis, en un éclair, Tonia s’était écroulée. De manière désordonnée. Sans un gémissement. Son corps s’était affaissé, sa tête avait violemment heurté le sol, son gros ventre avait bougé comme du flan sous sa robe noire, et ses jambes avaient remué et tremblé avant de devenir rigides.
Cetta, immobile, la regardait. La jupe de Tonia était remontée et découvrant avec indécence ses jambes blanches sillonnées d’un réseau de varices, au-dessus de ses bas noirs.
Christmas pleurait.
« Tais-toi ! » lui hurla Cetta.
Et Christmas se tut.
Alors Cetta le posa à terre et tenta de soulever Tonia. Mais elle était trop lourde. Elle la tourna sur le dos et remit sa jupe en place. Puis elle lui croisa les bras sur la poitrine, recoiffa une mèche de ses cheveux et nettoya un filet de salive qui lui était sorti de la bouche.
Quand Vito rentra, il trouva Cetta assise par terre et Christmas qui jouait avec un bouton de la robe de Tonia.
« Pépé ! » dit Christmas en montrant du doigt le vieil homme.
Vito ne dit rien. Il ôta simplement son chapeau, qu’il tint entre ses mains. Puis il se signa.
Sal s’occupa de l’enterrement. Et du cercueil. Il acheta aussi des habits noirs pour Vito et Cetta, ainsi qu’un bandeau noir à mettre au bras de Christmas. À l’église, nul ne pleura. À part eux, il n’y avait que M meSantacroce, la seule voisine avec laquelle Tonia s’était liée.
Cette nuit-là, Cetta entendit Vito pleurer doucement, en sourdine, avec dignité, comme s’il avait honte de son immense douleur.
Cetta se leva et alla dormir dans le grand lit avec Christmas et lui. Le vieil homme ne dit mot. Mais au bout d’un moment, il s’endormit. Et, pendant son sommeil, il tendit la main et toucha les fesses de Cetta : celle-ci le laissa faire. Elle comprenait que ce n’était pas elle qu’il touchait, mais son épouse.
Le lendemain matin, Vito se réveilla avec une espèce de petit bonheur au fond de sa douleur : « J’ai fait un beau rêve, dit-il à Cetta : j’étais jeune ! »
Et chaque nuit, tant qu’il était éveillé, il pleurait tout doucement, encore plus doucement maintenait que Cetta couchait définitivement dans le grand lit et, une fois endormi, il touchait les fesses de la jeune femme.
Au bout d’un petit mois, Cetta sentit, comme chaque nuit, la main du vieux qui la palpait. Mais, cette fois, elle entendit aussi que sa respiration — sourde et discrète comme les larmes qu’il pleurait en cachette — semblait étranglée. Puis elle perçut un souffle long, comme un sifflement. Et puis plus rien. La main de Vito se serra sur une de ses fesses, presque comme s’il la pinçait, et ne bougea plus. Le lendemain matin, il était mort. Et Cetta et Christmas étaient seuls.
« On peut rester ici ? demanda Cetta à Sal.
— D’accord, mais je veux pas d’emmerdes avec le mioche ! »
Cetta vit qu’il avait les yeux rouges. Et elle comprit que Sal aussi, désormais, était seul.
« Ce sont lesquels ? » demanda le capitaine au garde.
Le garde indiqua Christmas et Santo.
« Libère-les ! » ordonna le capitaine, mal à l’aise, faisant passer son poids d’un pied sur l’autre.
Les deux garçons s’approchèrent des barreaux pendant que le garde ouvrait la serrure dans un grand claquement. Derrière le capitaine, Christmas aperçut un homme vêtu avec élégance, le regard triste et l’air d’une personne vaincue par la vie.
« Voilà, ce sont eux, monsieur Isaacson ! dit le capitaine, à l’évidence gêné. Essayez de comprendre… bref, il n’y a qu’à les regarder ! Mes hommes ont cru que ces deux là, c’étaient… »
M. Isaacson leva une main pour le faire taire. C’était le geste autoritaire et machinal de l’homme ayant l’habitude de commander. Pourtant, il avait l’air plus éprouvé qu’en colère, remarqua Christmas. Une profonde fatigue marquait son visage. Et ce sont des yeux exténués qui se posèrent sur les deux jeunes.
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