— C’est vrai ? demanda Cetta avec sa propre voix.
— Tu peux y parier ton cul ! » se répondit-elle avec les notes les plus basses dont elle était capable, et en faisant bouger les petites mains de Christmas, qu’elle avait salies avec de la suie pour qu’elles soient noires comme celles de Sal.
Les lèvres de Christmas tremblèrent puis il éclata en sanglots, au moment même où Tonia et Vito rentraient. Cetta lui enleva en toute hâte le chapeau et elle prit l’enfant dans ses bras pour le câliner.
« Mais qu’est-ce qu’il a aux mains ? lui demanda Tonia.
— Rien, répondit Cetta souriante, il les a mises dans la cendre.
— Ah, voilà mon chapeau ! s’exclama Vito. Je le retrouvais plus, ce matin !
— Il était tombé sous le lit, mentit Cetta.
— Merde, qu’est-c’qu’il fait froid, dehors ! commenta Vito en mettant le chapeau sur sa tête.
— Mais comment tu parles ? Nettoie ta bouche quand t’es devant le gosse ! gronda Tonia. Tiens, donne-le-moi ! » fit-elle ensuite à l’attention de Cetta. Elle prit Christmas dans ses bras, s’assit à la table, plongea les mains sales du petit dans la bassine d’eau et commença à les nettoyer.
« Mais qu’est-ce que t’es moche ! On dirait tonton Sal ! » dit-elle à l’enfant.
Cetta sourit en rougissant. Elle ne croyait pas à son jeu, mais elle aimait faire semblant d’y croire.
« Prépare-toi, Cetta, Sal va bientôt venir te chercher » lui conseilla Tonia tout en essuyant les mains de Christmas, qui à présent n’arrêtait plus de rire. Puis elle regarda son mari, allongé sur le lit.
« Et toi, enlève donc ce chapeau !
— J’ai froid !
— Un chapeau sur le lit, ça porte malheur ! rappela-t-elle.
— Mais il est sur ma tête !
— Et ta tête, elle est sur le lit ! Allez, enlève-le ! »
Le vieil homme grommela quelque chose d’incompréhensible. Il se leva, alla s’asseoir à la table en face de son épouse et, dans un geste de défi, enfonça encore davantage son chapeau sur sa tête.
Tout en se changeant, Cetta riait encore.
Christmas s’amusait aussi, il regarda sa mère et puis se tourna vers Vito et tenta de lui enlever son chapeau :
« Pépé ! » prononça-t-il.
Le visage de Vito s’enflamma d’une rougeur inattendue. Les yeux du vieil homme se remplirent de larmes.
« Passe-le-moi ! » dit-il à sa femme. Il prit Christmas et le posa sur ses genoux, le serrant contre lui avec émotion.
On entendit dehors le klaxon d’une voiture résonner, impérieux.
« C’est Sal » fit Cetta.
Mais ni Vito ni Tonia ne lui prêtèrent attention. Tonia avait tendu un bras par dessus la table et pris la main de son mari. Et tous deux, de leur main libre, caressaient les cheveux fins et clairs de Christmas.
Sal klaxonnait à nouveau quand Cetta arriva sur le trottoir, au pas de course. Elle monta en voiture. « Excuse-moi ! » dit-elle.
Sal démarra. Même dans ce ghetto de miséreux, les gens dans la rue préparaient Noël, imminent. Les vendeurs ambulants proposaient des marchandises différentes, de vieilles décorations dépoussiérées étaient apparues dans les vitrines, et de jeunes enfants barbouillés de colle placardaient des affiches qui faisaient la réclame pour des réveillons bon marché.
Cetta, regardant toujours droit devant elle, tendit une main qu’elle posa sur la cuisse de Sal, qui continua à conduire, sans la moindre réaction. Cetta sourit. Ensuite elle déplaça sa main, qu’elle mit sur le bras de Sal. Enfin, elle appuya la tête contre son épaule. Elle resta quelques minutes dans cette position. Puis, la maison de passe approchant, elle se redressa sur son siège.
Quand ils s’arrêtèrent, Cetta, avant de descendre, se tourna vers Sal. Mais il lui tournait le dos : il avait ouvert sa portière et descendait de voiture. Elle le suivit dans l’escalier et puis à l’intérieur du bordel. Les filles les virent entrer. Sal ne salua personne, prit Cetta par le bras et l’entraîna dans une chambre. Il la jeta sur le lit, souleva sa jupe, lui ôta sa culotte et se pencha entre ses jambes.
Il fut rapide, sans préambule, et ne prononça pas un mot. Le plaisir arriva sans crier gare et laissa Cetta sans le souffle. Quelque chose d’intense, de presque brutal. Alors que Cetta gémissait encore, Sal était à nouveau debout : il ramassa sa culotte et la lui lança.
« Fais venir la Comtesse ! ordonna-t-il. J’ai envie de changer de parfum. »
Cetta le regarda, déboussolée. Elle ne savait que faire. Elle tenait sa culotte à la main. Elle ressentait encore l’écho des contractions dans son ventre. Elle gardait les jambes serrées.
« Va pas te fourrer de drôles d’idées en tête ! Il n’y a rien entre nous » lui déclara-t-il tandis qu’il se dirigeait vers la porte et l’ouvrait, invitant la jeune femme à sortir d’un geste de la tête. « Vous les filles, avec moi vous y passez toutes ! »
Cetta se leva du lit avec difficulté, humiliée, culotte à la main, et elle s’apprêta à sortir.
« Et oublie pas de faire venir la Comtesse ! » répéta Sal avant de fermer la porte.
Cetta était encore mouillée lorsqu’elle coucha avec son premier client. Puis, peu à peu, elle sécha, et tout redevint comme d’habitude.
« Je peux aller au bordel toute seule, dit-elle à Sal tard dans la nuit, sur le chemin du retour.
— Non » riposta-t-il.
À partir de ce jour, Sal ne la toucha plus. Il allait la chercher et la ramenait chez elle, comme toujours. Et, comme toujours, il parlait le moins possible. Mais il ne la goûta plus. Cetta ne tendait pas la main pour le toucher, en voiture, n’appuyait pas la tête contre son épaule, et ne salissait pas non plus les mains de Christmas avec de la suie pour jouer aux fiancés. Et, le jour où elle se souvint de ce billet pour Coney Island qu’elle avait acheté et qu’elle gardait dans son sac de cuir vernis, elle le brûla dans la cuisinière.
Deux jours avant Noël, elle acheta à un vendeur ambulant un collier de faux coraux pour Tonia et un chapeau en laine pour Vito. Puis elle se rendit dans une boutique pour enfants, au coin de la cinquante-septième rue et de Park Avenue, et regarda longuement la vitrine. Le moindre article était à des prix impossibles. C’était un magasin pour les riches. Elle voyait sortir des femmes élégantes chargées de gros paquets. Puis, aux pieds d’un berceau qui coûtait autant qu’un an de loyer dans un appartement du Lower East Side, elle remarqua deux petites chaussettes en laine aux couleurs de l’Amérique, la bannière étoilée. Elle s’assura qu’elle avait assez d’argent dans son sac et entra.
C’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans un magasin de riches. Cela sentait merveilleusement bon.
« Je suis désolé, on est complet ! » lui lança un homme d’une cinquantaine d’années, avec un costume sombre et une grosse chaîne en or en travers du gilet.
« Pardon ? s’étonna Cetta.
— Nous n’avons pas besoin de vendeuse » précisa l’homme, se lissant les moustaches.
Cetta rougit, esquissa un pas vers la sortie mais ensuite se ravisa :
« Je veux acheter un cadeau, expliqua-t-elle en se retournant. Je suis une cliente. »
L’homme la dévisagea, arquant un sourcil. Puis il fit un geste altier à l’intention d’un vendeur et s’éloigna sans plus adresser la parole à la jeune femme.
Quand le commis lui montra les chaussettes, Cetta les toucha longuement. Elle n’avait jamais rien senti d’aussi doux. « Faites-moi un beau paquet, lui recommanda-t-elle, avec un grand nœud ! » et, toute fière, elle sortit son argent. Pour finir, elle repéra le propriétaire du magasin qui, obséquieux, montrait une couverture brodée main à une dame élégante, et elle s’approcha.
Читать дальше