Zip reconnut l’homme qui lui avait demandé de surveiller la Cadillac. « Christmas, c’est un nom de nègre » se dit-il amusé, et il caressa le billet de dix dollars qu’il avait en poche.
« Et tu crois peut-être que ce gars, il est devenu riche en racontant des conneries ? » s’exclama le père de Zip avant de refermer la fenêtre.
L’homme à la Cadillac continuait à appuyer sur son klaxon.
Christmas frissonna dans la froide soirée de janvier. Il remonta le col de son manteau de cachemire et enroula encore une fois son écharpe de soie blanche autour de son cou. Il fit une caresse aux lames abîmées du banc de Central Park, puis se leva.
La limousine Lincoln l’attendait garée en double file, là même où Fred, le chauffeur du vieux Saul Isaacson, attendait Ruth autrefois.
Christmas monta en voiture : « On y va ! » dit-il.
La Lincoln démarra.
Christmas défit son écharpe et remit le col de son manteau correctement. Il regarda par la vitre. New York scintillait des feux de toutes ses enseignes. Mais la plus éclatante de toutes, c’était celle du théâtre situé au numéro 214 de la quarante-deuxième rue ouest : « Diamond Dogs » brillait sur sa façade, avec des lettres formées de plus de mille ampoules.
La limousine s’arrêta près d’un flot de spectateurs, maintenus à distance par des barrières et des policiers. Un figurant, pistolet-mitrailleur en bandoulière, ouvrit la portière de la Lincoln. Il était vêtu de manière voyante, comme un vrai gangster. Christmas lui sourit en descendant. Le figurant pointa son arme sur la foule. C’était une idée d’Eugene Fontaine, l’imprésario : « Le spectacle commencera dans la rue ! » avait-il dit. Les gens applaudirent. Les photographes firent exploser le magnésium de leurs flashes. Deux autres faux gangsters arrivèrent et escortèrent Christmas entre deux haies de spectateurs. À la porte du théâtre, une jeune fille vêtue comme une prostituée accueillit Christmas avec des œillades aguicheuses. Puis un gamin en guenilles, le visage sale, fit mine de trébucher et se cogna contre Christmas. Aussitôt après il s’écarta et montra au public une montre de gousset. On rit et on applaudit encore. Les photographes continuaient à éclairer la scène de leurs flashes.
Christmas entra dans le hall. Il serra des dizaines de mains, sourit à tout le monde et répondit aux questions des journalistes. Puis il se dirigea vers les coulisses. Il sortit par une porte à l’arrière du théâtre et s’arrêta un moment dans la ruelle qui servait aux livraisons. De là aussi, il pouvait entendre le brouhaha des gens dans la rue comme dans la salle.
« Ça fait tourner la tête, hein ? » lança quelqu’un derrière lui.
Christmas se retourna. Dans la pénombre de la rue, il découvrit un jeune homme pauvrement vêtu, les mains lisses comme de la cire, en train de fumer une cigarette. Il était maigre et avait un maquillage noir sous les yeux.
« Je suis Irving Solomon, dit-il. Je joue…
— Joey Sticky Fein, compléta Christmas.
— Heu, en fait… bredouilla-t-il gêné. Je joue Phil Schultz, surnommé Wax. »
Christmas le regardant en souriant :
« Oui oui, je sais, dit-il.
— Il n’y a aucun… Joey Sticky Fein dans votre pièce » ajouta l’acteur.
Christmas regarda un instant le sol, absorbé dans ses souvenirs. Puis il leva les yeux sur le jeune homme :
« Donne-lui de la dignité, à Wax ! conseilla-t-il. Ce n’était pas seulement un traître.
— C’était… ? demanda le garçon. »
Christmas ne répondit rien. Il regarda les mains enduites de cire du jeune acteur et ses cernes noirs. Il sourit :
« Quand tu apparais dans le deuxième acte avec ton costard à cent cinquante dollars, sautille d’un pied sur l’autre… comme ça… comme un boxeur ou un danseur… »
Et Christmas se mit à bouger les pieds, léger et nerveux comme Joey autrefois.
« Solomon, qu’est-c’que tu fais dehors ? cria le metteur en scène apparaissant sur le seuil des coulisses. Et arrête de fumer ! »
Le jeune acteur regarda Christmas dans les yeux :
« Alors c’est vrai qu’vous étiez amis ? demanda-t-il.
— Vas-y… lui dit Christmas en souriant. Et bonne chance ! »
Quelques minutes plus tard, le metteur en scène réapparut dans la ruelle :
« Mister Luminita, dit-il, vous venez ? Ça va bientôt commencer. »
Christmas lui adressa un signe de tête. À nouveau seul, il contempla un instant le ciel sans étoiles de New York avant de rejoindre les coulisses. De l’autre côté du rideau, on entendait le public qui bavardait en sourdine.
« Bonne chance ! » lança-t-il aux acteurs.
Le garçon qui interprétait Joey se tenait à l’écart et sautillait d’un pied sur l’autre. Avec légèreté, comme un boxeur.
Christmas entrouvrit le rideau et descendit dans la salle. Il y eut des applaudissements.
Christmas sourit, rentra la tête dans les épaules et rejoignit le fond de la salle. Il resta debout à regarder le public.
Au premier rang, il voyait sa mère, cheveux noirs ramassés, dans une robe bleue décolletée. Près d’elle, en sueur et les mains propres, il y avait Sal, engoncé dans un smoking flambant neuf. Un peu derrière lui, il vit Cyril, « le nègre le plus riche de Harlem » comme il se faisait appeler, avec sa femme Rachel. Christmas avait dû se disputer avec le directeur du théâtre qui ne voulait pas de personnes avec la peau noire, comme il les avait appelées, à l’orchestre. Cyril n’en savait rien. Christmas reconnut Bessie qui, pleine de fierté, montrait à tous une bague sertie d’un dollar en or. Et puis il sourit à Karl qui, après avoir fait asseoir son père quincaillier et sa mère, s’était aussitôt mis à comploter avec les dirigeants de la WNYC, discutant sans doute de nouveaux programmes. Christmas salua de la main les techniciens de la CKC qui allaient enregistrer le spectacle pour le transmettre à la radio. Il regarda affectueusement Santo, le nouveau directeur de chez Macy, assis près de Carmelina, le ventre rond, dans l’attente imminente de leur premier enfant. Et il se mit à rire en apercevant Lepke, Gurrah et Greenie dans leurs costumes tape-à-l’œil, au milieu de l’orchestre. Assis autour d’eux, il y avait le tout New York qui comptait. Les plus jeunes en smoking, les plus âgés en frac. Il n’y avait pas une place vide dans le théâtre, dans aucune catégorie. Et Eugene Fontaine lui avait dit que les trois premières semaines étaient complètes, avant même que le public ne sache ce qu’en dirait la critique. Les artistes, les journalistes et les riches étaient là. Tout le monde.
Mais là, debout au fond de la salle, Christmas ne parvenait pas à se sentir vraiment heureux. Il ferma les yeux. Toute sa vie défilait devant lui. Rapide et lacunaire.
« Tamisez les lumières ! » ordonna le régisseur.
Le train était en retard. Anxieuse, Ruth consulta sa montre. Elle n’arrivait pas à rester assise à sa place. Elle baissa la vitre et se pencha dehors. Le vent lui ébouriffa les cheveux. Elle remonta la vitre. La dame âgée qui occupait la place d’en face la regarda et sourit. Ruth lui rendit un sourire forcé.
Elle n’avait pas le temps. Tout à coup, elle n’avait plus le temps. Elle n’y serait jamais à temps.
« On va finir par arriver ! lui lança la dame.
— C’est sûr… » répondit Ruth en se rasseyant.
Elle demeura un instant tête baissée, s’efforçant de maîtriser sa respiration et d’arrêter le tremblement de ses jambes. Elle porta une main à sa poitrine. Sous son corsage blanc, elle sentit la forme du cœur rouge que Christmas lui avait offert, cinq ans auparavant. Le vernis s’était écaillé. Elle tenta de le serrer entre ses doigts. Mais ses jambes semblaient montées sur ressorts et Ruth se retrouva à nouveau debout, pour baisser la vitre et regarder à nouveau dehors. L’air plein de suie entrait en force dans ses poumons.
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