Il se redressa, la main sur la clef de contact. Mais là, il s’arrêta.
Ruth avançait dans l’allée. Elle avait le regard tourné vers lui.
Ce n’est qu’à cet instant que Bill réalisa qu’il ne l’avait jamais appelée « putain », ce soir-là. À partir du moment où il l’avait vue, il n’avait jamais pensé à elle comme à une putain. Il ignorait pourquoi il se faisait soudain cette réflexion. Il se disait juste que ça semblait bizarre. Et alors, il sentit comme quelque chose qui le démangeait à l’intérieur de sa poitrine, quelque chose qui devint une espèce d’émotion.
Ruth avançait dans l’allée. Elle était proche, maintenant. Elle portait une robe vert émeraude. Comme la bague que Bill avait arrachée en même temps que son doigt. Comme ses yeux. Elle marchait et souriait. Elle était radieuse. La plus belle femme que Bill ait jamais vue.
La gamine pour laquelle il avait perdu la tête.
Les doigts de Bill étaient immobiles sur la clef de contact, hésitants.
Bill sentit l’émotion envahir tout son corps. Le temps s’arrêta. Tout à coup, il n’avait plus peur. Il aurait pu descendre de voiture et aller à la rencontre de Ruth. Elle était tellement proche, à présent ! Il aurait pu tout reprendre à zéro.
C’était ce que lui dictait son émotion.
« Tu es magnifique, Ruth ! » pensa-t-il.
Le cœur bouleversé par l’émotion, il tourna la clef.
Il n’entendit pas le bruit. Juste un silence étrange. Et puis une chaleur qui le dévorait vif.
Quand la voiture explosa, Ruth fut projetée à terre par le déplacement d’air, complètement assourdie par le vacarme de la bombe et de la tôle.
Tandis que Clarence l’aidait à se relever, elle vit les gardes du corps accourir, pistolet au poing. Les domestiques couraient et hurlaient. La foule sortait de la villa, regardait, courait et hurlait aussi. Et bientôt, les sirènes des voitures de police garées sur Sunset Boulevard hurlèrent à leur tour.
« Où est le sénateur ? cria un policier.
— Il est vivant ! s’exclama l’un des gardes du corps.
— Préparez une voiture ! » ordonna le capitaine de police.
Les deux autres gardes du corps se précipitèrent vers la villa, bousculant les curieux. Ils ressortirent avec le sénateur et sa femme et les escortèrent jusqu’au portail. Ils les firent monter dans une voiture de police qui démarra aussitôt, toutes sirènes déployées.
Il y avait des débris de verre partout. Les portières avaient été arrachées de leurs charnières. La tôle se tordait et craquait. La chaleur était insupportable.
« C’est le troisième attentat ! commenta une personne derrière Ruth.
— Il vaudrait mieux éviter de l’inviter » fit remarquer un autre.
Cela fit rire quelqu’un.
La foule en tenue de soirée se pressait dans l’allée. Les photographes prenaient des photos. Les flashes crépitaient dans la nuit comme des lucioles affolées. L’air se remplissait d’odeurs nauséabondes d’essence et d’huile, de métal fondu et de cuir.
Ensuite le feu s’éteignit. Tout seul, soudainement, comme si quelqu’un avait renversé dessus un énorme seau d’eau invisible. Ne restèrent plus que quelques flammèches, ici et là. Et un léger crépitement.
Comme la braise dans un feu de cheminée, pensa Ruth.
Elle fit un pas vers la voiture difforme.
Le corps carbonisé de Bill se cramponnait encore au volant, la tête brûlée rejetée en arrière.
« Faites attention, mademoiselle ! lui dit un policier.
— Il faut que je voie, murmura Ruth.
— Vous le connaissiez ? » demanda-t-il.
« J’étais déjà libre » songea-t-elle.
« Mademoiselle, vous le connaissiez ? » insista le policier.
Ruth le regarda sans aucune expression :
« Non » dit-elle enfin. Puis elle tourna le dos à Bill.
Quand Christmas avait inscrit le mot « fin » sur la dernière page de sa pièce, il s’était senti comme vidé. Il s’était également senti seul et perdu.
L’écriture l’avait tellement absorbé qu’il s’était comme égaré, oubliant sa vie réelle. Il était resté penché sur son clavier, tapant avec fougue, vivant ce qu’il écrivait comme s’il avait été là, avec ses personnages : l’amitié, la lutte pour s’en sortir ou simplement pour survivre, l’existence dans le Lower East Side… et puis l’amour, le rêve et le monde tel qu’il devait être, toujours parfait, y compris dans la douleur et la tragédie. Le sens : voilà ce qu’il avait cherché. Donner un sens à la vie, la rendre moins arbitraire. C’était ça, la perfection, non pas le succès, la réussite, le couronnement d’un rêve ou d’une ambition : c’était le sens. Ainsi, dans son histoire, même les méchants trouvaient un sens à leur vie, en tout cas ils lui en donnaient un. Et chaque vie était reliée à celle des autres, comme des fils qui se croisaient et se recroisaient et finissaient par dessiner une toile d’araignée — un dessin bien réel, sans rien d’abstrait. Il n’y avait ni pathos ni ironie, que du sentiment.
« Et maintenant ? » s’était-il demandé en regardant le mot « fin » en bas de la page numéro deux cent dix-sept.
Alors il avait levé les yeux. Le banc était là, il le voyait. Mais il n’avait aucun sens. En effet, cela n’avait aucun sens que Ruth et lui ne soient pas assis sur ce banc. Dans sa pièce, une telle chose ne se serait jamais produite, pas comme ça. Dans sa pièce, il n’aurait jamais gâché tout cet amour.
Il avait ajouté la feuille portant le mot « fin » à la pile, puis il avait mis tout son travail dans une enveloppe sur laquelle il avait déjà écrit un nom et une adresse. Et il avait chargé Neil, le portier de Central Park West, de la remettre au destinataire.
Et cela avait marché, encore plus vite qu’espéré. Moins de quinze jours après, le vieil imprésario Eugene Fontaine, un fidèle auditeur de Diamond Dogs , l’avait convoqué dans son bureau de Broadway :
« Ça fait quarante ans que je fais ce métier, et je sais reconnaître une pièce bien tournée ! » s’était exclamé Eugene Fontaine en frappant de sa main ridée la couverture du manuscrit. Puis il avait regardé Christmas :
« Il y a les gangsters, il y a l’amour… C’est New York !
— C’est bien ? lui avait demandé Christmas, se sentant un peu stupide.
— Exceptionnel !
— Vraiment ?
— Accroche-toi au fauteuil, Christmas Luminita ! Ça va décoiffer ! Un véritable ouragan ! s’était-il écrié. Donne-moi le temps de la monter. Puis l’Amérique ne parlera que de nous ! »
Il n’y avait plus que deux semaines avant la première. Et tous les journaux parlaient déjà d’eux. Christmas était sans cesse sollicité pour des interviews. Vanity Fair s’apprêtait à lui consacrer une couverture. Mayer lui avait envoyé un télégramme de Los Angeles : « Tu devrais me donner un pourcentage. Stop. C’est moi qui t’ai poussé à écrire. Stop. Bonne chance. Stop. Si tu trouves que le théâtre sent trop le moisi et si tu as envie de respirer l’air de la Californie, je t’attends bras ouverts. Stop. L.B.M. » L’attente était palpable, électrique. Le spectacle n’avait pas encore commencé, or il était déjà dans tous les esprits.
Christmas se leva et se pencha à la fenêtre. Il regarda le banc vide, sombre au milieu de la blancheur de la neige qui recouvrait Central Park. Les rues aussi étaient blanches. Les gens marchaient vite, attentifs à ne pas glisser. Hommes et femmes avaient des paquets enrubannés à la main.
Il sentit une légère mélancolie l’envahir. Il frissonna. Il ferma la fenêtre et se retourna. Son appartement était toujours vide. Pas un meuble, un divan ni un tapis. Il sourit. « C’est vraiment une merde, cette piaule ! » avait commenté Sal la veille en regardant autour de lui, lorsqu’il était venu l’inviter à dîner pour le Nouvel An.
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