Rougissante, Ruth se mit à rire.
« Tu es magnifique ! » s’exclama Clarence avec une fierté toute paternelle. Il lui offrit le bras : « On y va ? » Puis, alors qu’ils étaient déjà dans le couloir de l’immeuble, il se frappa le front d’une main : « Attends ! » dit-il avant de remonter au cinquième étage. Lorsqu’il redescendit, il tenait en main un foulard en tulle, léger et transparent. Il l’enroula autour du cou de Ruth, en l’étoffant sur ses épaules : « C’est à M meBailey, expliqua-t-il. Maintenant, tu es parfaite ! »
Ils prirent la voiture et se rendirent à une gigantesque villa sur Sunset Boulevard, qui brillait de mille feux. Ils furent obligés de s’arrêter presque au début de la longue allée menant à la demeure. Un domestique ouvrit la portière, les fit descendre et puis gara leur véhicule derrière une interminable file d’automobiles de luxe. Ruth et Clarence étaient à peine descendus de voiture que d’autres véhicules arrivaient déjà, que l’on garait juste derrière la leur.
Clarence se retourna pour regarder le spectacle : « Voilà, ronchonna-t-il, ça c’est exactement ce que je déteste, dans ce métier… On aurait dû laisser la voiture avant la grille : maintenant, elle est complètement coincée. » Puis il offrit son bras à Ruth et ils remontèrent l’allée.
À ce moment-là, une voiture foncée surgit. Alors que l’employé chargé du parking s’approchait pour ouvrir la portière, un géant vêtu de noir sortit du côté passager, pistolet au poing. Il poussa le domestique et jeta un coup d’œil méfiant à la ronde. Puis il adressa un signe à quelqu’un dans le véhicule. De l’arrière surgirent deux types identiques au premier. Leur veste était déboutonnée et on devinait leur pistolet dans un étui, sous l’aisselle. L’un d’eux tendit la main vers l’intérieur pour aider une femme élégante et un peu grassouillette à sortir. De l’autre portière descendit un petit homme chauve et bronzé, avec de petites lunettes rondes.
« La voiture du sénateur doit pouvoir repartir à tout moment » aboya l’un des types armés en direction de l’employé, alors qu’un autre véhicule franchissait le portail.
« Il y en a qui se croient tout permis, maugréa Clarence. C’est le sénateur Wilkins, expliqua-t-il ensuite à Ruth. Il a déjà échappé à deux attentats. Il lutte contre la criminalité organisée. (Il secoua la tête). Et pourtant on dirait que c’est lui le mafieux ! Quelle différence y a-t-il entre ses gardes du corps et les gorilles d’un gangster ? »
Approchant des marches de la villa, ils entendirent les notes d’un orchestre qui jouait, et bientôt aussi le bourdonnement de voix des invités.
« Quelle plaie… » ronchonna Clarence.
Ruth se mit à rire. Ils atteignirent le hall.
Les murs de la villa étaient tapissés de photographies de vedettes, comme un immense hommage à la vie mondaine.
« C’est Hollywood en pleine autocélébration…, râla Clarence. Quelle bouffonnerie ! »
Un homme élégant aux gestes efféminés, cheveux blond platine pommadés et sourcils très fins, se précipita vers Clarence dès qu’il l’aperçut. Il l’enlaça et l’embrassa avec un enthousiasme démesuré : « Ah, voici le roi de la soirée ! Presque toutes les photos viennent de ton agence ! »
Clarence s’écarta et sourit poliment :
« Je te présente la photographe Ruth Isaacson… Et lui, c’est Blyth Bosworth, l’homme qui a eu l’idée grandiose de cette soirée ! » finit-il, sarcastique.
Blyth Bosworth ouvrit des yeux grands comme des soucoupes et écarta les bras en regardant Ruth : « Ah, mais on dirait que nous avons aussi trouvé la reine de la fête, alors ! s’exclama-t-il. Viens, très chère ! » dit-il, prenant Ruth par la main et l’entraînant vers une salle bondée.
Inquiète, Ruth se tourna vers Clarence. M. Bailey lui fit au revoir de la main, pouffant comme un petit garçon bien content d’avoir embêté quelqu’un.
« Faites place, braves gens ! » s’écria Blyth en entrant dans la salle.
Tout le monde se retourna pour les regarder.
« John ! John ! continua Blyth. John, la Traîtresse est arrivée ! »
Les hôtes s’écartèrent, formant comme une haie d’honneur, et Ruth découvrit John Barrymore à côté d’une immense photo.
L’acteur portait une veste noire et une chemise très blanche, premier bouton ouvert et cravate légèrement desserrée. Quand il aperçut Ruth, ses lèvres d’adolescent s’élargirent en un sourire. Il lui fit un salut lent et théâtral et puis tendit le bras vers elle.
Ruth, empourprée, se figea.
« Vas-y, mon trésor ! Les vierges timides, c’est pas la mode, à Hollywood ! » lui glissa Blyth en la poussant vers le grand acteur.
Ruth s’approcha en observant la photo. C’était une de celles qu’elle avait prises chez Barrymore, avant qu’il ne s’habille. Il portait sa robe de chambre à rayures en satin et fixait l’objectif avec un regard distant et mélancolique. Le faisceau de lumière provenant du rideau entrebâillé éclairait ses boucles décoiffées, ses pieds nus et une bouteille sur le sol. Ainsi agrandie, la photo gagnait encore en tragique et en sincérité, avec ce contraste exacerbé entre obscurité et lumière.
« Évidemment, j’ai expliqué à nos amis que dans la bouteille, il n’y avait que du thé froid ! » plaisanta Barrymore, passant un bras autour des épaules de Ruth et la présentant aux personnes alentour.
Le tout Hollywood se mit à rire et applaudit.
Barrymore souriait et tenait Ruth contre lui : « Bravo, Traîtresse ! chuchota-t-il. Je les ai tous roulés ! Ils ne regardent que ma photo. Ni Greta Garbo ni Rudolph Valentino ne peuvent rivaliser. Gloria Swanson est furieuse, il paraît même qu’elle est partie ! » s’amusa-t-il.
Ruth le regarda :
« Mister Barrymore, vous savez que vous ne m’avez jamais payé cette photo-là…
— Oh que si, je te l’ai payée, Traîtresse ! »
Ruth fronça les sourcils.
« C’est moi qui ai dit à Christmas où te trouver » expliqua Barrymore.
Elle baissa les yeux.
« Je n’aurais pas dû ? demanda-t-il.
— Si si, répondit-elle doucement.
— Prenez la pose près de la photo ! » s’écria Blyth survolté. Puis il s’écarta, laissant la place aux photographes des revues qu’il avait invités. Ils firent crépiter leurs flashes, comme un peloton d’exécution armé de lampes.
Ruth fut complètement aveuglée. Tout devint blanc. Puis noir. Ensuite la foule amassée autour d’elle, applaudissant et riant, commença à réapparaître. Au milieu de tous ces gens souriants, Ruth aperçut soudain un visage sérieux. Cela ne dura qu’un instant. Les flashes reprirent. Nouveau déferlement d’éclairs. Blanc. Noir. Et puis les visages qui redevenaient visibles. Et à nouveau, ces yeux graves qui la fixaient. Stupéfaits. Sombres.
Ruth sentit ses jambes se dérober. Les voix du public se transformèrent en un éclat de rire unique et effrayant surgissant du passé.
Bill était arrivé de bonne heure à la fête. Il avait garé sa voiture dans l’allée et était entré, un volumineux paquet sous le bras. Il avait été reçu par le maître de maison dans son bureau privé. Il lui avait remis le colis et avait empoché sept mille dollars en liquide. Puis, en compagnie de son hôte, il avait ouvert le paquet et s’était fait une ligne de cocaïne. Il ne savait plus à combien il en était aujourd’hui. Être parmi toutes ces personnes importantes le rendait nerveux. Il avait déjà vidé une de ses fioles personnelles avant d’arriver et ne s’était pas arrêté là. Avec un peu de cocaïne, il serait plus à l’aise, s’était-il dit. Et en effet, il ne se s’était pas senti déplacé tant qu’il plaisantait avec le maître de maison. Mais la situation avait changé quand l’épouse était arrivée, une jeune femme d’une trentaine d’années qui avait tourné dans deux petits films avant de se marier avec ce millionnaire. Elle n’avait même pas salué Bill. Elle avait regardé la cocaïne, s’était emparée d’une fiole qu’elle avait glissée dans son sac du soir, et puis s’était adressée à son mari : « Ce monsieur a l’intention de rester ? » avait-elle demandé. Son époux l’avait prise par le bras et accompagnée en douceur vers la porte du bureau. « Personne ne le remarquera » lui avait-il répondu à voix basse. « Avec un costume blanc et cette horrible chemise rouge ? » avait insisté la femme. « Il y aura tellement de types dans son genre… » avait répliqué le mari, parlant encore plus doucement. Mais pas assez bas pour que Bill n’entende pas. Quand la cocaïne circulait dans ses veines, Bill entendait tout. Et il voyait tout. Voilà pourquoi il était certain d’être invincible. Mais soudain, il avait réalisé qu’il était en nage et qu’il avait un désir irrésistible de se faire une autre ligne.
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