Il se rendit à la salle de billard de Tony Salvese.
« J’ai besoin de nouveaux papiers » lui dit-il.
Si Arty pensait le rouler en donnant son nom, il se trompait lourdement. On ne le trouverait pas. Ni William Hofflund ni Cochrann Fennore n’existaient plus, et bientôt il en irait de même pour le dernier né, Kevin Maddox. Le moment était venu de changer de nom.
« Ça va te coûter cher, prévint Salvese.
— Combien ?
— Trois mille. »
Bill sortit de sa poche de pantalon les cinq mille dollars d’Arty et en compta trois mille. « Merci pour ça aussi, Arty ! » songea-t-il. Puis il éclata de rire.
« Qu’est-c’qu’y a d’drôle ? demanda Salvese.
— Rien, Tony, répondit Bill. J’pensais juste à un vieux copain.
— Et qu’est-c’qu’y faisait donc ? Le comique ? » fit Salvese.
Les deux gorilles qui l’accompagnaient s’esclaffèrent.
« Plus ou moins, plaisanta Bill. C’était un maquereau. Et un traître. »
Salvese sourit :
« Je suis content qu’tu parles au passé ! »
Oui, Arty, c’était le passé. Maintenant, il fallait penser au futur.
« J’ai besoin d’un peu plus de marchandise, déclara Bill.
— Et pour quoi faire ? demanda Salvese.
— Je vais à une fête où il y aura des huiles. »
Salvese acquiesça en silence. Il ouvrit un tiroir caché dans le billard et en sortit un gros paquet, qu’il jeta sur le tapis vert.
Bill le ramassa, fit un signe de la tête et s’en alla. Il rentra chez lui, dissimula la cocaïne dans la bouche d’aération et s’allongea sur le lit. Il revit le visage d’Arty que l’on poussait dans la voiture de police et se mit à rire. Mais bientôt il se releva d’un bond. Il se frotta les yeux, ouvrit et referma les poings. Il ne tenait pas en place. Il commença à faire les cent pas dans la chambre. Puis il s’arrêta, renversa un peu de poudre blanche sur la table, roula un billet de banque d’Arty et aspira à pleins poumons. « À ta santé, Arty ! » et il rit à nouveau.
Il prit un costume crème et une chemise en soie rouge, et se rendit à la blanchisserie au coin de la rue : « J’en ai besoin pour ce soir, expliqua-t-il. Parfaitement repassés ! »
Le propriétaire du magasin lui tendit un billet :
« À cinq heures, ça va ? lui demanda-t-il.
— Cinq heures juste ! » précisa Bill, qui ne tenait décidément pas en place et sautillait constamment d’un pied sur l’autre.
Il sortit et entra dans la boutique d’un coiffeur barbier : « Barbe et cheveux ! » ordonna-t-il en s’installant dans un fauteuil. En regardant dans le miroir, il vit derrière lui, assise sur un banc, une femme blonde avec une blouse rayée, pantoufles aux pieds, absorbée dans la lecture d’une revue : « Vous pouvez me faire les ongles ? » fit-il.
« Bien sûr, monsieur » répondit la femme sans le regarder. Elle posa le magazine, se leva et se dirigea vers l’arrière-boutique.
Bill entendit de l’eau couler.
« Et après le rasage, un massage avec l’émollient » commanda-t-il au barbier.
La femme revint avec un récipient plein d’eau et de savon et s’assit près de lui, sur un petit tabouret.
Bill tendis le bras vers elle. La femme prit sa main et la plaça dans le récipient. L’eau était tiède, ce qui le détendit.
Le barbier lui savonna le menton et commença à aiguiser son rasoir sur la lanière en cuir.
Bill regarda l’instrument, brillant et tranchant. Comme ses pensées. Comme la cocaïne. Il était invincible.
« Ce soir, je vais à une fête à Hollywood, raconta-t-il à la femme.
— Vous avez de la chance ! » commenta-t-elle sans le regarder, tout en lui coupant les ongles.
Oui, songea Bill. La vie reprenait bel et bien !
« Barrymore m’a demandé de tes nouvelles » lui dit M. Bailey, un paquet à la main.
Ruth le regarda sans répondre.
« Il m’a dit que si tu venais toi aussi ce soir, il exposerait une de tes photos, qu’il n’a jamais déchirée » poursuivit-il.
Elle sourit.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Clarence.
— Que c’est une vedette courageuse. »
Il secoua la tête et renonça à comprendre :
« Tu veux m’accompagner ?
— Je ne sais pas.
— Allez, fais-le pour un pauvre vieux ! s’exclama M. Bailey. Je déteste les fêtes, mais celle-là je ne peux pas y échapper.
— Franchement je ne sais pas, Clarence…
— Ça aurait de la classe, si je me présentais une belle fille au bras ! plaisanta-t-il. Surtout si c’est l’une de mes plus géniales photographes ! »
Elle sourit.
« Capricieuse, lunatique… mais bourrée de talent » poursuivit-il.
Elle éclata de rire :
« Je ne suis pas capricieuse !
— Oh que si ! s’amusa Clarence. Tu fais plus de foin que les vedettes ! Et le pire, c’est qu’on te laisse faire. Allez, viens avec moi, comme ça je verrai la photo de Barrymore.
— Je n’ai rien à me mettre » protesta-t-elle.
M. Bailey posa son paquet sur le bureau de Ruth.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Ouvre ! »
Elle s’approcha du paquet et l’ouvrit. Elle découvrit une robe en soie. Vert émeraude.
« De la même couleur que tes yeux ! » sourit-il.
Elle en resta bouche bée.
« Mais… pourquoi ? » demanda-t-elle.
Il s’approcha d’elle et l’embrassa tendrement :
« Autrefois, j’adorais acheter des robes pour M meBailey, dit-il doucement. Si tu avais vu comme elle était belle !
— Mais… pourquoi à moi ? »
M. Bailey s’écarta légèrement et posa les mains sur les épaules de Ruth.
« Tu es la seule femme à qui je puisse faire un cadeau de ce genre sans passer pour un gros dégoûtant » répondit-il.
Elle se mit à rire.
« Merci, Clarence. »
Le vieil agent haussa les épaules.
« C’est pour moi que je le fais. Pour me sentir vivant.
— Je ne parle pas de la robe, Clarence, précisa-t-elle. Si tu n’avais pas été là…
— Alors on est d’accord, coupa-t-il, tu m’accompagnes ! » Il tourna les talons et quitta la pièce.
Ruth regarda longuement la robe verte. Puis elle la plaça devant elle et s’admira dans la glace. La dernière personne qui lui avait offert une robe de soirée, c’était sa mère. Une robe rouge sang. Qui l’avait menée au Newhall Spirit Resort for Women. Et pourtant, Ruth ne sentit pas son estomac se nouer à ce souvenir. Dans cette clinique, elle avait connu M meBailey. Et Clarence. Aussi douloureux que soit ce souvenir, le Newhall Spirit Resort for Women avait aussi marqué le début de sa nouvelle vie. Elle avait trouvé le courage de sortir de la cage de sa famille. Ruth admira encore la robe verte. « On t’ouvre à nouveau la cage » pensa-t-elle.
Elle la déposa sur le lit et sortit. Elle alla acheter des chaussettes blanches, une paire de chaussures vernies noires à talons plats, ainsi qu’une veste courte et légère en soie noire avec un large col arrondi et des manches serrées qui ne couvraient que la moitié de l’avant-bras. Puis elle se rendit dans une mercerie où elle trouva cinq boutons ronds et plats du même vert que la robe, qu’elle utilisa pour remplacer les boutons noirs de la veste. Elle choisit dans une parfumerie un rouge à lèvres discret, un fond de teint clair couleur perle, un crayon noir pour les yeux et un flacon de Chanel № 5. Enfin, elle se fit lisser les cheveux chez un coiffeur.
Le soir, quand Clarence entra dans la chambre de Ruth juste avant de partir pour la fête, il s’arrêta net sur le seuil de la porte, bouche bée : « Excusez-moi, dit-il, vous avez vu M lleIsaacson ? »
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