Quand le maître de maison était revenu dans le bureau, une fois sa femme éloignée, il avait trouvé Bill penché sur la table en train d’aspirer une ligne de poudre blanche. Il s’était mis à rire. Il s’était dirigé vers une armoire et l’avait ouverte. Il en avait sorti un flacon de cristal et deux verres. « Du Glenfiddich dix-huit ans d’âge ! avait-il précisé. J’ai réussi à lui faire passer la douane lors d’un de mes derniers voyages en Europe. Cocaïne et scotch, que demander de plus ? » Il avait trinqué avec Bill et lui avait recommandé de ne pas raconter à tout vent qu’il était le Punisher : « Il vaut mieux que certaines choses restent entre nous… »
Au fur et à mesure de l’arrivée des invités, Bill s’était senti de plus en plus exclu. Irrémédiablement exclu. Et plus cette sensation de malaise croissait, plus il se fourrait de la cocaïne dans le nez, s’enfermant dans l’une des cinq salles de bain luxueuses du rez-de-chaussée. Ensuite il regagnait le bureau du maître de maison pour boire le Glenfiddich dix-huit ans d’âge, sans demander la permission à quiconque. Il avait fini par boire directement au flacon de cristal. Quand un domestique l’avait surpris, Bill lui avait lancé un regard hargneux en sifflant : « Qu’est-c’tu m’veux, p’tit merdeux ? » Il avait vidé la bouteille et l’avait laissée sur le bureau en merisier rouge, faisant des taches sur le bois précieux. Et il avait continué à boire tout ce qu’il pouvait trouver. Quand sa tête devenait trop lourde, il retournait dans la salle de bain, s’enfermait à clef et reprenait une autre dose de cocaïne.
Nul ne lui adressait la parole. Bill regardait les photos accrochées aux murs et se disait : « Moi aussi, je devrais y être ! Vous avez fait combien de branlettes grâce à moi, têtes de nœud ? Moi aussi, j’suis une vedette ! » Les muscles de son visage étaient contractés. Il essayait de sourire mais, à chaque fois qu’il croisait son reflet dans un miroir, il n’y voyait qu’une grimace. Sa deuxième fiole de cocaïne finie, il eut la nette impression que tout le monde le dévisageait. Puis les types se murmuraient quelque chose à l’oreille, avant de le fixer à nouveau. « Merde, qu’est-c’que vous reluquez ? se disait-il. Vous voulez que j’baise vos femmes ? Vous voulez que j’les tabasse ? Bande de merdeux ! Lâches ! » À un moment donné, il avait rejoint la sortie. Il aurait dû s’en aller. Qu’est-ce qu’il foutait avec tous ces riches de merde ? Quand ils étaient entre eux, ils avaient honte de lui. Ils faisaient mine de ne pas le connaître. Il en avait salué deux, des personnes à qui il vendait de la cocaïne. Ah ça, ils étaient tout sourires et salamalecs, quand ils avaient besoin d’un peu de poudre ! Mais maintenant, ils prétendaient ne pas le connaître. Il aurait dû mettre de la mort aux rats dans la cocaïne. Oui, voilà ce qu’il aurait dû faire. Car c’étaient tous des rats dégueulasses. Ils n’avaient pas de couilles. Allez, il ferait mieux de s’en aller, se disait-il, en essayant de remplir ses poumons d’air frais. Mais en même temps, il ne fallait pas qu’il s’avoue vaincu, bordel de merde ! C’était quand même lui, le Punisher ! C’était lui, le meilleur ! Il avait serré les poings et s’était mis à l’écart, dans un coin sombre du jardin, afin d’aspirer le fond de sa fiole. « Allez vous faire foutre, connards ! avait-il pensé. On va voir qui c’est qu’a des couilles, ici ! »
De retour à l’intérieur de la villa, il avait entendu des rires et des applaudissements. « Ça devrait être pour moi ! » avait-il songé en suivant la lumière des flashes qui crépitaient follement. Il était entré dans la salle et avait joué des coudes pour avancer parmi la foule, narines dilatées, ses yeux vitreux écarquillés, ses dents mordillant des lèvres qui avaient perdu toute sensibilité. Des pensées tournoyaient dans son cerveau sans jamais se formuler entièrement. Il voulait voir qui était la nullité qui recevait tous ces hommages alors que c’est à lui qu’ils auraient dû revenir.
Et c’est alors qu’il l’avait vue.
Elle le fixait.
Tout à coup, Bill comprit que tous ses cauchemars passés n’étaient rien d’autre qu’une prémonition. Ils annonçaient ce moment précis. Les rires de la foule et les applaudissements se turent. À chaque flash qui explosait, c’était comme si Ruth s’approchait un peu plus de lui. Ses pensées se turent également, comme mortes à l’instant même, foudroyées par Ruth. Bill n’avait plus aucune pensée en tête. Il la regardait, immobile. Sans pouvoir faire rien d’autre que la fixer. Hypnotisé.
C’était comme s’il regardait son propre destin. Comme si, après toutes ces péripéties, il se retrouvait face à la mort. La mort qui, nuit après nuit, l’avait tourmenté et réveillé dans la terreur. Elle était là. Et elle était là pour lui. Rien que pour lui.
Ruth était venue pour l’emporter.
Elle tendrait un bras dans sa direction, pour le désigner. Sa bouche s’ouvrirait en un cri : « C’est lui ! » hurlerait-elle. Et dans ce silence irréel, tout le monde le regarderait. Et saurait. « C’est lui ! » Alors ils le traqueraient comme un animal. Ils le jetteraient à terre, l’immobiliseraient et se moqueraient de lui. Ils le lieraient et le remettraient à la police. Et la police le mettrait sur la chaise électrique, avec les lanières de cuir, la calotte serrée autour de la tête et l’éponge dégoulinante d’eau. « C’est lui ! » crierait Ruth tout en abaissant la manette. Et ce serait la mort du Punisher. Grillé. Cerveau giclant partout dans son crâne et mains serrées sur les bras du fauteuil. Comme un chien. Comme dans ses cauchemars.
Juste derrière lui, un photographe appuya sur le bouton de son appareil. Le magnésium explosa, déchirant le silence dans la tête de Bill. Celui-ci fit volte-face d’un bond, yeux exorbités, et flanqua un coup de poing au photographe. À présent, tout le monde le regardait. Et personne ne riait plus.
Bill se retourna pour voir Ruth. Elle le dévisageait toujours. Et elle souriait. Oui, il était certain que Ruth le contemplait en souriant. C’était un rictus atroce, comme dans ses cauchemars. Oui, tout se passait exactement comme dans ses cauchemars.
Bill vit alors un gars efféminé s’approcher de lui, sourcils fins comme ceux d’une femme et cheveux teints en blond platine. Bill brandit le poing. L’autre hurla et se cacha le visage derrière sa main. Bill le poussa brutalement, le jetant à terre. Puis il s’enfuit, se frayant un passage parmi tous ces riches de merde.
Ruth le reconnut immédiatement.
Elle sentit ses jambes se dérober. Le souffle s’arrêta net dans sa gorge. Elle fut submergée par une vague de terreur.
Bill la regardait. Et il l’avait reconnue lui aussi.
La rencontre tellement redoutée. L’homme de ses cauchemars. Le passé qui revenait pour l’engloutir dans l’abîme. Ruth sentit une douleur à son doigt amputé et eut peur qu’il ne se remette à saigner.
Bill la regardait avec une expression féroce.
La victime et le prédateur s’étaient reconnus. Tout se passait comme si, dans cette salle bondée, ils n’étaient que tous les deux.
Ruth eut l’impression d’être comprimée dans un étau : les mains de Bill. Ces mains qui l’avaient immobilisée sur le plancher de la camionnette, cette nuit-là. Ces mains qui l’avaient touchée, frappée et fait saigner. Ces mains qui lui avaient écrasé le nez, la lèvre et les côtes, et lui avaient crevé un tympan. Ces mains qui avaient empoigné des cisailles et l’avaient mutilée. Qui avaient sali et marqué sa vie. Les images qui lui revenaient, vives et brutales, la clouaient sur place comme l’avaient fait les mains de Bill cette nuit-là, sans lui laisser la possibilité de fuir ni de se soustraire à l’humiliation et la violence.
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