Christmas se rendit dans la chambre à coucher et regarda le costume marron que sa mère lui avait acheté deux ans auparavant. Un costume de pauvre. De pauvre plein de dignité. C’était le costume qui l’avait arraché à la rue. Le protagoniste de sa pièce aussi avait un costume marron, pauvre et digne. Christmas n’avait jamais jeté le sien et parfois il le prenait dans ses mains, le regardait, caressait le col ou les manches élimées, et remerciait sa mère. Il le mit de côté et prit son costume en laine bleue, celui que Santo lui avait offert pour aller au théâtre pour la première fois avec Maria. Son protagoniste aussi avait un costume en laine bleue, de chez Macy. Et, comme Christmas, il avait un véritable ami. Christmas posa le costume bleu près du marron. Il prit sur un cintre un élégant costume noir, du sur mesure, et l’endossa avec une chemise blanche et une fine cravate. Puis il ouvrit la porte du débarras d’où il sortit deux paquets enrubannés : un grand pour sa mère et un minuscule pour Sal. Il téléphona au portier pour lui demander d’appeler un taxi. Il mit son manteau de cachemire noir et sortit dans la rue.
Neil l’attendait, portière du taxi ouverte.
« Bonne année, Neil ! lui lança Christmas, montant en voiture.
— Bonne année, mister Luminita ! et il referma la portière.
— Monroe Street ! » ordonna Christmas.
Le chauffeur se retourna, coude appuyé sur le dossier, et le regarda un instant, examinant sa mise élégante.
« Monroe Street ? répéta-t-il perplexe. Vous savez où c’est, monsieur ?
— Bien sûr.
— C’est dans le Lower East Side !
— Y a pire. »
Le chauffeur fit la grimace, enclencha la première et démarra.
Christmas le regardait dans le rétroviseur et souriait. Puis, quand ils tournèrent dans Monroe Street, il dit : « À côté de la Cadillac ! », descendit et paya.
Un groupe de quatre gamins tournaient autour de la luxueuse voiture. Ils étaient maigres et avaient le teint maladif. Leurs bonnets descendaient jusqu’aux oreilles et ils tremblaient dans des vêtements trop légers, pourtant ils n’arrivaient pas à se décider à rentrer chez eux, fascinés qu’ils étaient par cette automobile que personne, dans le quartier, ne pouvait se permettre.
« Ce soir pas touche, hein ! » lança Christmas aux enfants en souriant.
Les gosses l’observèrent, méfiants. Ce type était habillé comme personne d’autre dans le quartier. Ils ne savaient pas qui c’était. Il n’avait pas l’air d’un gangster. C’était sûrement quelque connard d’Upper Manhattan — autrement dit, un pigeon.
« Vous êtes perdu, m’sieur ? fit alors l’un des gamins, plus petit que les autres mais avec un regard intelligent et espiègle, tout en fourrant une main dans sa poche.
— Non, répondit Christmas.
— C’est à vous, ça ? demanda-t-il en indiquant la Cadillac.
— Non. »
Le garçon sortit la main de sa poche. Il tenait un couteau à cran d’arrêt minable et inoffensif, la pointe de la lame ébréchée :
« Alors, occupe-toi d’tes affaires ! » lança-t-il d’un ton insolent.
Christmas leva les mains en signe de reddition.
« Ici c’est notre territoire, poursuivit le gamin.
— Et vous vous appelez comment ? » interrogea Christmas, sans baisser les bras.
L’enfant se tourna vers ses trois compagnons, l’air perdu. Mais ses amis ne lui furent d’aucun secours. Il fit à nouveau face à Christmas :
« Nous sommes…, et là il hésita, regarda à droite et à gauche comme s’il cherchait quelque chose, et puis son visage s’illumina. Nous sommes les Diamond Dogs ! » annonça-t-il en gonflant son maigre torse.
Christmas sourit :
« Il y a longtemps, il y avait une bande dans le coin, qui s’appelait comme ça. »
L’autre haussa les épaules :
« Eh ben, on voit qu’ils ont entendu parler de nous et qu’ils se sont taillés, dit-il. Maintenant, le nom est à nous. »
Christmas acquiesça :
« Je peux baisser les mains ? demanda-t-il.
— OK, mais pas d’conneries, hein ! répondit l’autre, agitant son cran d’arrêt en l’air.
— Du calme, du calme, je veux pas finir découpé en rondelles… dit Christmas. Mais moi, il faudrait que j’aille par là ! et il indiqua la porte de son ancien immeuble. C’est possible ? »
Le gosse se tourna vers ses copains :
« On le laisse passer ? »
L’un des trois laissa échapper un rire avant de plaquer la main sur sa bouche.
« T’as d’la chance, jobard ! Aujourd’hui, on est d’bonne humeur. Tu peux y aller. Pour ce soir, les Diamond Dogs t’épargnent.
— À la prochaine ! » fit Christmas en franchissant la porte. Et il commença à monter joyeusement l’escalier.
« Eh ! lança le gamin derrière son dos, le rejoignant sur le palier de l’entresol. Qu’est-c’qui f’saient, ces Diamond Dogs que tu connaissais ? lui demanda-t-il. Ils étaient connus ?
— Assez, oui ! Mais ils se servaient de leur tête, pas de pistolets ni de couteaux. »
Le garçon le regarda, intrigué :
« Et c’était qui, leur chef ?
— Un gars avec un nom de nègre…
— Ah bon… Moi, je m’appelle Albert. Mais pour les copains, je suis Zip.
— Enchanté, Zip » et Christmas lui tendit la main.
Le gamin resta immobile :
« Qu’est-c’que t’en dis ?… C’est bien comme nom, Zip, pour le chef des Diamond Dogs ? »
Christmas réfléchit un instant.
« Zip, c’est un nom d’enfer » finit-il par répondre.
Zip sourit et lui serra la main :
« Et toi, comment tu t’appelles ?
— Moi ? Christmas haussa les épaules. J’ai un nom idiot. Laisse tomber. »
Puis il regarda le gosse dans les yeux :
« Où tu habites ? lui demanda-t-il.
— Là, en face.
— Et de la fenêtre de chez toi, tu vois la rue ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que tu pourrais me rendre un énorme service, Zip, expliqua Christmas avec sérieux. Si tu rentrais chez toi au lieu de te geler dehors, tu pourrais peut-être tenir à l’œil cette Cadillac là-dehors… Qu’est-c’que t’en dis ? Car si je savais que le chef des Diamond Dogs la surveille, je serais plus tranquille. »
Christmas glissa une main dans sa poche et en tira un rouleau de billets de banque, un geste qui lui rappela Rothstein. Il prit un billet de dix, qu’il tendit au gosse :
« Alors ? Tu crois qu’on pourrait faire ça ? »
Zip écarquilla les yeux. Il s’empara du billet et le colla sous son nez :
« OK, répondit-il en tentant de contrôler sa voix. J’verrai c’qu’on peut faire.
— Merci, l’ami ! » fit Christmas.
Mais Zip n’écoutait plus. Il avait fait volte-face et descendait déjà les marches quatre à quatre. Christmas le regarda disparaître en souriant, une pointe de nostalgie dans le cœur, puis il atteignit la porte de son ancien appartement et frappa.
« Eh, t’en as mis du temps à arriver, morveux ! s’exclama Sal en ouvrant. Viens que j’te fasse visiter un peu une maison de grand seigneur, pas une merde comme là où tu crèches… »
Christmas entra et prit sa mère dans ses bras. Puis Cetta saisit le visage de son fils entre ses mains, l’embrassa et lui fit une caresse :
« T’as mauvaise mine, mon chéri… se lamenta-t-elle.
— Oh, moi j’me d’mande comment t’as fait pour pas dev’nir une tapette avec une mère pareille, râla Sal. Mais laisse-le un peu tranquille, Cetta ! »
Cetta se mit à rire, prit le manteau de son fils et admira son costume :
« Qu’est-c’que t’es beau ! Mais passez donc à table, tout est prêt !
— Non non, y faut d’abord qu’il fasse le tour du propriétaire, insista Sal. J’ai dépensé une tonne de fric pour cette baraque et je peux même pas lui faire visiter ? »
Читать дальше