Entre deux éclairs de flash, Ruth regardait Bill, et elle ne parvenait ni à crier ni à pleurer ni à s’échapper. Elle ne pouvait rien faire d’autre que rester là à le fixer, pétrifiée d’horreur. Elle avait l’impression de percevoir son haleine pleine d’alcool et de sentir brûler le corps de cet homme dans le sien, et n’avait rien d’autre dans les oreilles que sa voix et son rire terrifiant.
Bill continuait à la regarder, et Ruth lisait dans ses yeux toute la force et tout le pouvoir qu’il avait sur elle.
Presque inconsciemment et avec une lenteur exaspérante, elle parvint à s’agripper à la manche de veste de Barrymore. Dès qu’elle senti le contact de cette étoffe légère et douce, ses yeux s’emplirent de larmes. Elle réalisa soudain qu’elle était capable de bouger. Oui, elle était encore capable de bouger ! Alors peut-être pourrait-elle fuir ? Peut-être pourrait-elle se détourner et se soustraire au regard inhumain de Bill ? Elle pourrait trouver un peu de courage, ou au moins un peu de colère. Elle pourrait montrer cet homme du doigt et le faire arrêter. Elle pourrait se venger. Elle pourrait le vaincre et l’écraser. Si seulement elle pouvait échapper un instant, ne serait-ce qu’un instant, à ce regard impitoyable !
Mais tout ce qu’elle parvenait à faire, c’était rester agrippée à la manche de Barrymore, tandis que les flashes continuaient à crépiter follement, effaçant brièvement le visage de Bill dans leurs éclairs. Pourtant il était là, se disait Ruth, et il la fixait. Il la dominait. Il la tenait en son pouvoir. Comme si elle était à lui, une chose à lui, sans nulle volonté ni possibilité de se libérer de son étau.
Et puis, tout à coup, elle aperçut Bill qui se tournait vers un flash. Elle le vit frapper un photographe, se jeter sur Blyth qui accourait et puis s’enfuir. Se perdre parmi la foule.
Il fuyait ! Bill fuyait !
Ruth sentit ses jambes se tendre et elle se retrouva sur la pointe des pieds, en train d’épier Bill qui se frayait un chemin parmi les invités. Elle nota qu’il se retournait un instant avant de quitter la pièce. Et elle lut dans ses yeux quelque chose d’animal. Quelque chose qui ressemblait à sa propre peur. Or, dans la peur de Bill, la sienne commença à se dissoudre. Comme si, dans leur histoire, il n’y avait de place que pour une seule peur. Et cette peur, maintenant, n’était plus la sienne.
Elle réalisa qu’elle était en nage. C’était un voile glacé et impalpable de sueur, comme une rosée de peur. Pourtant, la chaleur recommençait à gagner son corps. Elle lâcha la manche de Barrymore. Cette sensation de chaleur, ce sang qui se remettait à couler dans ses veines, provoqua en elle comme une secousse électrique. C’était une longue et violente aspiration d’air, comme après une apnée, comme une naissance.
Bill avait fui. C’était lui, maintenant, qui avait peur — d’elle !
Alors Ruth esquissa un sourire. On aurait dit un cadeau inattendu, un trésor précieux. Ce ne fut d’abord qu’un léger plissement des lèvres, encore tremblantes de l’écho de sa peur. Un sourire qui ne correspondait pas encore à une pensée, comme une fleur éclose avant le lever du soleil. Au fur et à mesure que ce sourire se dessinait sur ses lèvres et montait dans ses yeux, elle finissait par oublier sa peur, comme si celle-ci n’avait jamais existé, comme si Bill l’avait emportée avec lui. Elle sentit alors qu’elle était arrivée au bout d’un parcours. Elle sentit, dans les tréfonds les plus cachés de son âme, que le moment était enfin venu de laisser à nouveau s’écouler le temps.
Elle comprit qu’elle était restée emprisonnée dans un photogramme et que, dans ce photogramme, elle avait aussi emprisonné Bill, les condamnant ainsi tous deux. Sa vie s’était cristallisée dans une soirée qui avait eu lieu plus de six ans auparavant.
« Mais moi, je suis une autre. Et maintenant toi, tu es un autre aussi ! » se dit-elle, stupéfaite par la simplicité de cette constatation.
Le cœur presque léger — ou, du moins, porteur d’une promesse de légèreté —, elle se tourna vers Barrymore : « Je dois y aller ! » lui souffla-telle à l’oreille avant de rejoindre Clarence. Elle demanda au vieil agent de la raccompagner à la maison. Elle passa un bras sous le sien et ils se dirigèrent vers la sortie.
L’air était frais et limpide, le ciel étoilé.
« La voiture est là-bas ! » dit M. Bailey en indiquant le bout de l’allée.
Ruth eut l’impression d’entrevoir un homme avec un costume clair et une chemise rouge criarde qui courait entre les véhicules garés. Il sembla s’arrêter au milieu d’une rangée de voitures et regarder autour de lui avant de reprendra sa course. Peut-être fit-il aussi une chute. Mais Ruth n’y prêta aucune attention. Elle ne le connaissait pas, cet homme. Elle ne le connaissait plus. Ça pouvait être n’importe qui.
Ruth sourit et commença à descendre l’escalier. « Je ne suis plus à toi ! » se dit-elle. Son sourire ouvrait grand la cage : « Adieu, Bill ! »
Bill trébucha. Tomba. Se releva.
Sa LaSalle était bloquée par des dizaines d’autres voitures.
« Vous partez ? demanda un domestique. Si vous me donnez dix minutes, je vous sors votre voiture. »
Bill le bouscula. « Mais va t’faire foutre ! » grogna-t-il. Non, il n’avait pas dix minutes, il n’avait pas même une seconde !
Il se tourna vers la villa. Ruth se tenait devant la porte et regardait dans sa direction. Elle l’avait vu. Elle était avec un homme, certainement un policier. Le policier avait levé le bras et l’indiquait. Ruth riait.
Bill s’élança vers le portail. Il devait fuir. Il ne se laisserait pas prendre. Dans sa course, il se heurtait aux voitures garées là et le gravier entrait dans ses chaussures. Il jeta encore un coup d’œil derrière lui.
Ruth descendait l’escalier de la villa avec le policier. Ils avançaient sans se presser. Ils se jouaient de lui. Bill se trouvait dans une cage, et la cage s’était refermée. Il sentait son cerveau exploser. Il était traversé d’éclairs aveuglants, puis il faisait noir, et puis des éclairs encore. L’alcool lui coupait les jambes. Il se remit à courir. Maintenant le portail était proche. Mais que ferait-il, une fois sur Sunset Boulevard ? Il ne pouvait pas prendre la fuite à pied ! Il se ferait rattraper. Il regarda derrière lui. Le policier l’indiquait à nouveau. Le domestique se retournait et l’indiquait à son tour. Et Ruth riait ! Elle riait. De lui.
Bill se camoufla derrière un buisson. Il reprit son souffle et observa les alentours. Si seulement il pouvait se faire une autre ligne de cocaïne ! Avec une ligne en plus, il ne se ferait pas choper. Il redeviendrait invincible. Il fourra la main dans sa poche où il sentit quelque chose. En retirant sa main, il découvrit un peu de poudre blanche sur le bout de ses doigts. Une des fioles avait dû s’ouvrir. Il ôta sa veste et retourna la poche dans la paume de sa main. Il n’y avait pas grand-chose, mais ça suffirait. Il se mit à rire. Puis il porta la main à son nez et aspira de toutes ses forces. Il sentit de l’amertume dans sa gorge. Il renifla l’étoffe de sa poche. Il rit à nouveau. Se mordant violemment la lèvre, il perçut le goût du sang mais aucune douleur. « Merde, je suis encore invincible ! » s’exclama-t-il.
Il jeta un œil de l’autre côté du buisson. Des hommes en costume sombre bavardaient et fumaient sur la pelouse, tout en faisant les malins avec une domestique. Bill savait qui ils étaient : les gardes du corps d’un connard de sénateur. Des merdes. Ils se trouvaient au moins à vingt pas de la voiture noire. L’un d’eux avait ôté sa veste et Bill pouvait apercevoir son pistolet dans l’étui. Personne d’autre ne pourrait réussir un coup pareil, mais lui si ! Car lui, il était invincible. Il avait un avantage de vingt pas sur ces pauvres cons. Il rampa sur le gravier de l’allée, se cachant derrière les voitures garées très serrées. Il atteignit la voiture du sénateur, la dernière de la file. Il ouvrit sans bruit la portière et se glissa à l’intérieur, sans se relever. Il suffisait de mettre le moteur en route et d’enclencher la marche arrière. Ces pauvres cons n’auraient jamais le temps de le rattraper.
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