Karl aussi le prit dans ses bras et le serra fort, manquant de l’étouffer :
« Bienvenue, associé ! » dit-il également.
Christmas se dégagea et recula d’un pas, les bras tendus en avant pour tenir à distance ses deux amis :
« Merde, quelqu’un peut m’dire c’qui s’passe, à la fin ? »
Cyril et Karl s’esclaffèrent à nouveau.
« T’as vu l’toit ? demanda Cyril.
— Où est notre antenne ? s’étonna Christmas. Et notre horloge ? »
Cyril et Karl rigolaient toujours. La foule tout autour riait avec eux.
« Bordel de merde, parlez ! s’égosilla Christmas.
— OK, OK…, fit Cyril en lui passant un bras autour des épaules. Y a eu un changement de programme. (Il indiqua Karl). Pour une fois, notre directeur a fait un truc intelligent. Tu vois ces messieurs là-bas ? (Il lui montra trois blancs en costume gris qui se tenaient près des patrouilles de police, un sourire contraint sur le visage). Eh ben, le Polonais les a forcés à créer un siège indépendant pour la CKC. Les studios de la WNYC sont magnifiques, mais… mais vraiment, notre trou clandestin nous manquait trop… Alors ils ont accepté de nous donner une antenne à nous, et d’amener ici le meilleur équipement qui existe sur le marché…
— Et ce n’est pas tout ! intervint Karl surexcité. Pour le moment, on est installés seulement dans l’appartement de sister Bessie, mais à partir d’aujourd’hui les véritables travaux commencent. On va occuper tout le dernier étage ! On fera trois studios, des bureaux, bref, on aura tout sur place.
— Et on donnera du boulot à une flopée de nègres ! » s’écria Cyril.
Christmas était bouche bée.
« Deux semaines…, finit-il par dire en riant. Je m’en vais deux semaines, et vous réussissez à me foutre tout un bordel…
— Viens dire bonjour aux patrons de la WNYC ! proposa Karl, le prenant par le bras et l’entraînant vers les trois blancs en costume gris qui ne cessaient de sourire.
— Avec tous ces nègres autour d’eux, ils se chient d’ssus ! » ricana Cyril.
Les trois dirigeants serrèrent la main de Christmas avec chaleur. En bons bureaucrates, ils prononcèrent quelques paroles de circonstance, puis ils prétextèrent un engagement urgent et s’engouffrèrent dans une voiture de luxe.
« Je vais avec eux ! s’exclama Karl. J’ai toute une série de programmes en tête pour la CKC, je veux leur en parler tant qu’ils sont bien chauds. »
Cyril attendit qu’il soit monté dans l’auto :
« C’est un dirigeant né. Il ne pense qu’à ça » fit-il en secouant la tête.
Puis il donna un coup de coude à Christmas et s’adressa à l’agent le plus âgé des deux patrouilles, qui se tenait debout sur le marchepied de sa voiture.
« Excusez-moi, m’sieur, vous avez l’heure ? » lui demanda-t-il avec un sourire ironique. Puis il tendit le bras vers le toit et ajouta : « Vous savez, nous les nègres, on est tellement bêtes qu’on a installé une horloge qui marche pas… »
Le visage du policier se crispa, révélant son énervement.
Tout autour, la foule se mit à rire.
« Il est quelle heure, m’sieur l’agent ? » s’écria-t-on en cœur. Et l’attroupement se resserra autour des policiers.
Alarmés, les trois autres agents portèrent la main à leur étui de pistolet.
« Faites pas d’conneries ! leur souffla l’agent le plus âgé. J’m’en occupe, de ces connards… »
Il descendit du marchepied et se dirigea vers le milieu de la rue. Là, il leva la tête.
« Bon, y faut l’avouer, ils nous l’ont mis dans l’cul pendant un bon bout d’temps… » déclara-t-il alors à haute voix.
L’assemblée éclata de rire. Ses collègues éloignèrent la main de leur étui de pistolet et feignirent de goûter aussi la plaisanterie.
« Il est quelle heure ? » cria encore quelqu’un dans le public.
Le vieil agent se retourna vivement, une expression hargneuse sur le visage. Mais aussitôt après il sourit à nouveau, secoua la tête, ôta sa casquette et se gratta le peu de cheveux qui lui restaient. Puis il s’adressa à la foule :
« Ici, il sera toujours sept heures et demie ! »
Tout le monde rit et applaudit.
Le policier sourit encore, puis s’approcha d’un de ses collègues et chuchota :
« Allez, on s’casse. La puanteur des nègres, ça m’fait vomir. »
Il monta en voiture, mit le moteur en marche et passa entre deux rangées de noirs, suivi par l’autre patrouille.
« Tu as été extra, Charlie ! le félicita l’agent assis près de lui.
— Les nègres sont des inférieurs, n’oublie jamais ça ! grinça le policier, tout en souriant aux gens qui donnaient des claques sur le toit du véhicule. À chaque fois qu’on en chopera un, on l’fera regretter de s’être foutu d’notre gueule ! »
« Allez, on monte ! J’veux t’ montrer ton nouveau lieu d’travail » disait pendant ce temps Cyril à Christmas.
Tandis que Cyril se dirigeait vers la porte de l’immeuble, Christmas jeta un œil autour de lui. Les gens rassemblés là semblaient heureux. C’était la fête. Au milieu des noirs, il distingua aussi quelques blancs. L’un d’eux, un gars costaud aux cheveux bouclés et très noirs, avec des cernes profonds et un fin nez aquilin, lui coupa soudain la route et lui adressa un regard torve.
« Je suis le Calabrais » lança-t-il.
Christmas l’examina. La veste était trop m’as-tu-vu pour être honnête, et elle était gonflée sous l’aisselle. Dans la poche droite de son pantalon, on devinait la forme d’un cran d’arrêt.
« Y a un problème ?
— J’suis d’Brooklyn, poursuivit le Calabrais avant de s’approcher de l’oreille de Christmas. Et j’ai une bande rien qu’à moi » murmura-t-il.
Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche, puis se pencha à nouveau vers Christmas :
« Pourquoi tu parles pas aussi d’moi dans ton émission ? Un peu d’publicité, ça fait pas d’mal, si tu vois c’que j’veux dire… En échange, j’pourrais t’filer quelques tuyaux… »
Christmas sourit.
« Tu veux qu’j’te raconte un truc marrant ? enchaîna le gangster. Tu sais comment j’m’appelle ? Pasquale Anselmo. Je suis le seul mec de tout New York fiché deux fois au FBI. Parce qu’ils savent pas quel est mon nom et mon prénom. Sur une fiche y z’ont “Pasquale Anselmo”, et sur l’autre “Anselmo Pasquale.” »
Il regarda Christmas, attendant sa réaction :
« T’as pigé ? rit le gangster. C’est marrant, hein !
— Ouais, c’est vrai, c’est marrant ! s’amusa Christmas. Écoute bien l’émission, hein !
— Hep, c’est quoi cette histoire ? interrompit alors un noir en costume de satin. Tu fais d’la publicité aux blancs et pas aux noirs ? (Il se planta devant le Calabrais). Tu crois qu’y a qu’les Italiens, les juifs et les Irlandais qui ont des couilles ?
— Pousse-toi d’là, sale mac ! lança le Calabrais.
— J’te signale que t’es sur mon territoire, espèce de merde blanche ! menaça le noir.
— C’est bon, ça suffit ! intervint Cyril. Merde, qu’est-c’que vous avez dans l’crâne ? Bordel, allez vous faire foutre tous les deux ! »
Le Calabrais foudroya du regard le maquereau :
« On s’retrouvera ! » Puis il s’éloigna d’un pas contrôlé.
« Quand tu veux ! » rétorqua le noir.
Cyril prit Christmas par le bras et l’emmena dans ce qui avait été l’appartement de sister Bessie.
« Moi aussi, j’ai acheté une maison. Très grande. Ici à Harlem, ça coûte que dalle, expliqua-t-il en mettant la clef dans la serrure de la porte où était maintenant écrit : CKC. Sister Bessie habite avec nous. Ses gosses sont mes neveux, après tout ! »
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