Le lendemain matin, il s’était rendu aux studios de la MGM. Il avait regardé la porte numéro onze, qui s’ouvrait sur le petit bureau où il avait découvert le plaisir d’écrire. « C’est tout ce qui me reste » avait-il pensé. Et même cette sensation, si neuve et si proche, lui avait semblé lointaine. Ensuite il avait fait demi-tour pour se diriger vers le bureau de Mayer, son contrat à la main. Il était dix heures moins deux. Il serait ponctuel. Comme un bon employé, avait-il songé. Et alors, sans même qu’il le décide, ses jambes s’étaient arrêtées d’elles-mêmes. Le mot « employé » avait commencé à résonner dans ses oreilles. Un mot lourd comme du plomb et une menace imminente. À ce moment-là, il avait entendu une voix qui criait quelque chose dans un mégaphone. Il avait suivi ce son, le contrat toujours à la main. Dans l’entrebâillement d’une grande porte coulissante, il avait aperçu des feux de projecteurs braqués sur un faux jardin et sur une fausse fontaine d’où l’eau s’était mise à jaillir, ainsi que sur deux acteurs, perruque blanche sur la tête et visage fardé de blanc. Christmas s’était faufilé dans l’obscurité, trébuchant sur un faisceau de gros câbles qui traînaient par terre. « Silence ! » avait ordonné la voix dans le mégaphone. « Moteur ! » avait crié quelqu’un d’autre. Et dans le silence, la caméra avait commencé à ronfler. « Action ! » avait lancé le réalisateur, assis sur une chaise à côté du plateau. Et tout à coup, les deux acteurs avaient pris vie. Deux répliques rapides, faisant allusion à quelque chose qui avait dû se passer avant. Puis les acteurs s’étaient tournés vers le fond du décor, d’où provenait tout un brouhaha, et ils avaient couru se cacher derrière un gros buisson. « Cut ! » avait commandé le réalisateur dans le mégaphone. Tout s’était arrêté. On avait rallumé les lumières du studio, ce qui révéla la nudité des murs et aplatit totalement le décor, le montrant pour ce qu’il était vraiment : du carton-pâte. Ensuite le réalisateur avait signé quelques papiers. Les deux acteurs s’étaient assis devant un miroir et s’étaient passé une petite éponge sur le visage pour se démaquiller. Puis ils avaient ôté leur perruque. L’un d’eux était chauve. Un autre homme était arrivé, de l’argent à la main, et le leur avait donné. Christmas l’avait entendu dire : « Vous avez fini ! » Les acteurs avaient compté leur argent, s’étaient déshabillés et changés. En partant, ils étaient passés près de Christmas, et l’un deux s’était exclamé : « Dépêchons-nous ! On nous attend à dix heures vingt au studio sept, et on doit encore mettre nos costumes de cow-boy ! »
« Des employés » avait pensé Christmas.
« Vous êtes qui, vous ? lui avait demandé un assistant à cet instant, tout en vérifiant ses fiches. Vous avez quelque chose à faire ici ? »
Christmas l’avait regardé. Et il avait compris.
« Non non, j’ai rien à faire ici ! » avait-il répondu en souriant, et il était parti.
Ce n’était pas son monde. Il n’était pas fait pour arriver au bureau numéro onze tous les matins, ponctuel, comme un bon employé. Au fur et à mesure qu’il s’était rapproché de la sortie des studios, parcourant les allées industrieuses et bourdonnantes de l’industrie de Hollywood, Christmas avait retrouvé la sensation d’ivresse qui l’avait envahi lorsqu’il était en train d’écrire, lorsqu’il avait inventé et modelé des personnages, avant de les voir peu à peu émerger de l’encre et du papier, pleins de vie, et devenir presque indépendants de lui. Il s’était aussi souvenu des yeux étincelants de sa mère lorsqu’elle lui parlait du théâtre. Il avait pensé au silence chargé de tension et d’émotion du parterre qui se taisait, au bruit délicat, sacré et liturgique du rideau qui se levait dans un frémissement, à la chaleur des notes que l’orchestre, dissimulé dans une fosse de l’avant-scène, faisait vibrer dans l’air, et à la lumière aveuglante des projecteurs qui s’allumaient. Comme s’il était retourné à cette soirée avec Maria, lorsqu’il avait rencontré Fred Astaire. Il avait entendu son propre cœur se taire et s’unir au silence des autres spectateurs. Et, avec eux, il avait retenu son souffle, comme s’il s’était retrouvé à nouveau dans cette salle obscure qui sentait légèrement le moisi, telle une église au parfum d’encens.
Et en un éclair — tandis qu’il évitait un groupe de figurants braillards — il avait su. Une fois franchi le portail des studios de la MGM, sa main, qui tenait le contrat, s’était ouverte. La feuille de papier froissée avait plané un peu dans l’air chaud de la Californie. Et c’est à cet instant précis que Christmas avait décidé de rentrer à New York. Et d’essayer d’écrire. Pour le théâtre.
Je ne l’ai encore dit à personne ! sourit Christmas en retrouvant Harlem. Il se dirigea vers le vieux siège de la CKC. Il avait besoin de repartir de là. C’était sa base.
Il tourna au coin de la cent vingt-cinquième rue. Deux blocks plus loin, là où se trouvait l’appartement de sister Bessie, il découvrit un attroupement qui débordait du trottoir et se répandait sur la chaussée. Il remarqua aussi un gyrophare. En s’approchant, il vit non pas une mais deux patrouilles de police. Il accéléra le pas et rejoignit les gens qui se pressaient près de la porte de l’immeuble où se trouvait le siège de la CKC.
« Qu’est-c’qui s’passe ? » demanda-t-il à une femme qui riait joyeusement.
Elle se tourna vers lui. Ses lèvres sombres et charnues s’écartèrent en un large sourire, révélant des dents blanches bien alignées.
« Mais c’est Christmas ! s’exclama-t-elle.
— Qu’est-c’qui s’passe ? répéta-t-il.
— Christmas est arrivé ! » cria-t-elle à l’intention de la foule.
Tous ceux qui l’avaient entendue se retournèrent.
« Christmas est là aussi ! » s’écria-t-on ici et là, et le bruit courut de bouche en bouche. Des mains s’emparèrent alors de Christmas et le poussèrent en avant, au cœur de la réunion de rue. Et pendant qu’il avançait, toutes sortes de gens lui donnaient des claques dans le dos, l’embrassaient et lui lançaient des plaisanteries.
« Eh, tu te rappelles qui j’suis ? lui demanda un noir gigantesque. C’est moi qui t’ai prêté un vélo, le jour où on a posé la vieille antenne ! », et il tendit son bras puissant vers le toit de l’immeuble.
« La vieille antenne ? » s’étonna Christmas en levant les yeux.
Sur le toit se dressait une grande antenne élancée, avec une sphère dorée tout en haut. Au milieu de la structure, une horloge étincelante, vert et or, marquait sept heures et demie. Et au-dessus se détachaient les lettres CKC.
Christmas regarda le grand noir : « Tu t’appelle Moses, c’est ça ? » vérifia-t-il.
L’autre ne répondit pas.
« Christmas est arrivé ! » hurla-t-il en revanche à la foule.
Puis il se tourna vers Christmas, l’attrapa par la taille et le souleva avec une facilité stupéfiante, pour que tout le monde le voie. Un autre noir saisit les jambes de Christmas. Ils le levèrent à bout de bras puis se mirent à le lancer en l’air en riant. Alors une rangée d’hommes se forma spontanément et ils firent avancer Christmas jusqu’au milieu du groupe, le brandissant au-dessus de leurs têtes et le fêtant comme un héros.
Quand ils le reposèrent enfin à terre, Christmas avait le souffle coupé et sa tête tournait. Devant lui, Cyril et Karl riaient à gorge déployée, rayonnants.
« Bienvenue, associé ! lui lança Cyril en lui donnant l’accolade.
— Mais qu’est-c’qui s’passe ? » bredouilla Christmas.
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