Parce qu’elle n’était pas née pour le bonheur, se dit-elle. Parce que le bonheur ressemblait de plus en plus à la violence. Ni l’un ni l’autre n’avaient de limites. Ni l’un ni l’autre n’avaient de périmètre, de clôture. Ils ne pouvaient survivre en captivité. Tous deux étaient sauvages. Des bêtes féroces.
Elle se releva. À ce moment même, elle vit débouler une Oakland Sport Cabriolet. Dans l’auto, les cheveux blonds de Christmas. Ruth se jeta derrière le buisson.
« Il ne faut pas qu’il me trouve ! » se répéta-t-elle. Parce que, s’il l’avait trouvée, elle n’aurait su résister au bonheur qu’il était capable de lui donner. Et elle serait devenue folle, elle aurait entendu ce crac . Car elle n’était pas née pour le bonheur. Elle le savait depuis qu’un soir, elle s’était échappée de chez elle avec un jardinier, simplement parce qu’il riait et la faisait rire. Tout avait commencé ce soir-là, lorsqu’elle avait cherché un bonheur plus grand qu’elle, qui ne lui appartenait pas et qui ne serait jamais pour elle. Parce que sa quête du bonheur avait coïncidé avec le désastre et la violence. Avec un crac .
Elle jeta un œil vers l’extrémité de Sunset Boulevard. Les phares de la Oakland étaient loin désormais. Christmas roulait certainement vers Venice Boulevard : il allait réveiller Clarence et l’attendre là. Et il finirait pas la trouver. C’est alors que Daniel lui revint à l’esprit. Si elle allait chez lui, se dit Ruth, elle serait en sécurité. Sans bonheur. Sans violence. Entourée de cette douce émotion qui était tout ce qu’elle pouvait se permettre.
Elle se leva et se mit en marche vers les petits pavillons mitoyens, tous identiques, habités par ces familles toutes identiques qui sentaient la farine, la tarte aux pommes et les sachets de lavande pour parfumer le linge.
Fuyant cet ignoble bonheur.
« Carne asada et guacamole, je sais pas ce que c’est, mais ça sent bon ! » avait ri Christmas en entrant dans la chambre, un grand plateau à la main. Ne voyant pas Ruth dans le lit, il s’était mis à parler à la porte de la salle de bain : « Au fait, la domestique s’appelle Hermelinda. Elle est mexicaine ». Ne recevant aucune réponse, il s’était assis sur le lit, avait plongé un doigt dans la sauce près de la viande et l’avait goûtée. « Si tu te dépêches pas, je finis tout ! » avait-il lancé à haute voix. Puis il avait souri, heureux, et avait fermé les yeux, cherchant dans l’air l’odeur de la peau de Ruth. Cette odeur qui était entrée en lui et dont il ne serait jamais rassasié. Mais la viande répandait dans la pièce son arôme puissant. Alors il s’était levé d’un bond et s’était approché du fauteuil où Ruth avait posé sa robe lilas, afin de pouvoir la renifler jusqu’à ce que la jeune femme revienne. Pour ne pas souffrir du manque, ne serait-ce qu’un instant. Or, la robe n’était plus là. « Ruth ! » avait-il appelé vers la porte de la salle de bain, d’une voix étranglée et d’un ton alarmé. Il avait jeté un coup d’œil à la pièce et s’était immédiatement aperçu que le sac des appareils photos avait disparu aussi. Il s’était précipité dans le couloir. « Ruth ! » avait-il crié.
« Señor ? » avait lancé la domestique depuis le rez-de-chaussée.
Christmas n’avait pas répondu. Il avait regagné la chambre et s’était posté à la fenêtre : « Ruth ! » avait-il hurlé dans l’obscurité. « Ruth ! » C’est alors qu’il avait vu le portail ouvert. Il s’était habillé très vite, avait dévalé l’escalier, mis en route le moteur de la Oakland et était parti en trombe.
Il avait parcouru une partie de Sunset Boulevard et puis s’était arrêté. Il avait fait demi-tour et était reparti en sens inverse, scrutant la nuit. Pas la moindre trace de Ruth. « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? », il hurla et cribla le volant de coups de poing, tout en se dirigeant vers Venice Boulevard. Elle ne pouvait qu’être rentrée là-bas. Elle devait y être ! se répétait-il, conduisant à une vitesse folle.
Mais maintenant qu’il avait garé la voiture le long du trottoir et grimpé l’escalier, et qu’il frappait furieusement à la porte de l’agence photographique, il n’était plus certain de la retrouver. « Ruth ! Ouvre ! » cria-t-il à pleins poumons.
« Oh là ! Si vous n’arrêtez pas, j’appelle la police ! » s’exclama une voix derrière lui.
Christmas se retourna, l’air féroce. Il découvrit le visage d’un homme apeuré dans l’entrebâillement de la porte d’en face.
« Va t’faire foutre, sale connard ! » lui brailla-t-il au visage.
L’homme referma aussitôt la porte de son appartement.
Christmas s’acharna avec une rage décuplée sur la plaque « Wonderful photos », frappant de toutes ses forces. « Ruth, je sais que t’es là ! » hurla-t-il, la voix brisée par l’espoir mourant.
« Jeune homme, vous allez finir par défoncer ma porte ! » fit Clarence en apparaissant dans les escaliers, une expression inquiète sur le visage, dans une robe de chambre à rayures bleues et rouges.
Christmas se jeta aussitôt sur lui : « Où est-elle ? » demanda-t-il en le saisissant par le col.
La porte d’en face se rouvrit :
« J’appelle la police, M. Bailey ? demanda le voisin.
— Non non, M. Sullivan, répondit Clarence, la voix étranglée par la prise de Christmas. Tout va bien !
— Vous êtes sûr ? »
Clarence regarda Christmas dans les yeux :
« Lâchez-moi, jeune homme » dit-il.
Christmas obéit, puis se laissa aller contre le mur du couloir.
« Elle n’est pas là, c’est ça ? gémit-il d’une voix défaite.
— Fermez, M. Sullivan ! ordonna Clarence à l’homme qui continuait à les épier, effrayé.
— Je me plaindrai au syndic…, commença à protester l’autre.
— Fermez ! » cria Christmas.
L’homme referma la porte.
« Où est Ruth ? demanda alors Christmas. Sans espoir, comme un automate.
— Je pensais que vous étiez ensemble » rétorqua Clarence, suspicieux.
Christmas se prit le visage entre les mains et se laissa tomber à terre, glissant le long du mur.
« Mais pourquoi ? murmura-t-il.
— Vous avez fait du mal à Ruth ? » s’enquit alors Clarence, d’une voix soudainement dure.
Christmas leva les yeux et le regarda stupéfait :
« Mais… mais moi je l’aime, Ruth !… »
Clarence le jaugea un instant et puis secoua la tête.
« Jeune homme, moi j’ai besoin d’un bon café, bien corsé, dit-il. Et je crois que cela vous ferait du bien à vous aussi. »
À présent Christmas le regardait sans le voir.
« Venez chez moi, insista Clarence en lui tendant la main.
— Si elle n’est pas là, ou peut-elle bien être ? » interrogea Christmas.
Clarence soupira :
« Vous ne le voulez décidément pas, ce café, n’est-ce pas ? fit-il, puis il plia ses vieux genoux avec une grimace de fatigue pour s’asseoir près de Christmas. Que s’est-il passé ? Est-ce que Ruth va bien ?
— Je sais pas…
— Pourquoi est-ce que vous ne me racontez pas ce qui s’est passé ?
— Mais elle reviendra ici, hein ?
— Je commence à m’inquiéter, jeune homme. Je vous le demande une fois encore, mais après j’appellerai la police, déclara alors Clarence déterminé. Est-ce que Ruth va bien ?
— Je sais pas… je… on riait, on était heureux, et puis… et puis elle a disparu. Elle s’est enfuie… (Christmas regarda Clarence). Mais pourquoi ? lui demanda-t-il. Aidez-moi… »
« Aide-moi, Daniel » murmura Ruth.
Daniel la regardait, effrayé. Ruth était décoiffée, blessée aux genoux, sale et en nage.
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