Alors qu’une flambée de rage lui dévorait l’âme, le cœur et le visage, lui donnant l’impression de se consumer, il tourna la tête vers la gauche. Et ce fut alors que là bas, tout au fond, parmi la foule de Los Angeles, il l’aperçut.
Elle avançait lentement, sans se presser. Elle portait un gros sac en bandoulière et une robe couleur lilas qui arrivait juste en dessous du genou. Elle s’était coupé les cheveux. Il la vit marcher tête baissée, fouillant dans son sac. Et il se dit qu’elle était incroyablement belle. Encore plus belle que lorsqu’elle était partie. C’était une femme, à présent. Qu’est-ce qu’elle était belle, se disait-il encore et encore, tandis que ses yeux se remplissaient d’une émotion qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Il s’en fichait maintenant qu’elle n’ait jamais répondu à ses lettres, et il s’en fichait si elle avait quelqu’un d’autre. C’était Ruth. Sa Ruth. Il l’avait trouvée.
Elle avançait d’un pas nonchalant, après une journée occupée à photographier cette vie qu’elle apprenait à accepter. Elle fouilla son sac à la recherche de ses clefs. Elle devrait ranger un peu ce bazar, se dit-elle. Le sac était plein de bric-à-brac, miettes et morceaux de papier. Elle entendit enfin le cliquetis des clefs. Elle les prit et releva la tête, souriante.
Son sourire se figea à l’instant sur son visage. Était-ce lui ? Était-ce vraiment lui, ou bien était-ce encore l’un de ces hommes qu’elle n’avait cessé de prendre pour lui au fil de ces quatre années ? Était-ce lui, ou bien n’était-ce qu’une illusion, un espoir qu’elle n’avait jamais osé espérer ? Elle sentit que sa tête tournait. Alors elle ajusta sa vision, comme si tout à coup elle était devenue myope. Elle l’examina en détail. Fit correspondre ce qu’elle voyait avec ses souvenirs. Elle se sentit soudain submergée et brisée par une émotion incontrôlable. Oui, c’était bien lui. Planté au milieu du trottoir. À quelques pas de la porte de l’immeuble qu’elle voulait franchir. Il lui barrait la route. La regardait. Il était là. Et même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pu fuir, elle n’aurait pu se cacher. En fait, elle n’aurait pas été capable de faire un pas. Ses jambes étaient paralysées. Elle ne respirait plus. Comme autrefois, lorsqu’elle comprimait sa poitrine avec de la gaze. Elle ne respirait plus et son cœur battait à tout rompre. Il n’avait jamais battu comme ça. Tellement fort que les passants devaient l’entendre. Parce qu’il était là. Il était là pour elle.
Christmas l’attendait. Mais Ruth s’était arrêtée. À une dizaine de pas de lui. Elle se tenait là, immobile, bras ballants, et le fixait. De ses yeux verts. Christmas non plus n’arrivait pas à avancer. Maintenait qu’elle était là, à dix pas de lui, il était totalement figé. Sa tête bourdonnait. Sa respiration semblait bloquée dans sa gorge. Ses yeux brûlaient mais il s’efforçait de ne pas cligner des paupières, comme s’il craignait qu’un clignement ne suffise pour que Ruth disparaisse. C’est finalement cette peur qui le poussa à faire un pas en avant. Puis un autre. Et enfin, il fut près d’elle.
Christmas la regarda sans mot dire. Sans savoir que dire.
Ruth le regardait aussi. À elle non plus, pas un mot ne venait aux lèvres. Elle contemplait ses yeux noirs comme le charbon, sa mèche blonde que le vent agitait, et ses pommettes hautes, plus prononcées qu’autrefois. Il était devenu homme.
« Qu’est-ce que tu es belle ! » lança alors Christmas.
Ruth sentit une espèce de déchirement en elle, comme si la gaze qui entravait autrefois sa respiration avait été arrachée une seconde fois, définitivement, laissant ses poumons se dilater. Et son cœur ressentit un choc, presque douloureux.
« Je… je me sens mal… » murmura-t-elle.
Elle posa la tête contre l’épaule de Christmas.
« Viens ! » fit Christmas.
Il lui passa un bras autour de la taille, éprouvant une violente émotion à ce contact, presque comme le jour où il l’avait portée dans ses bras à l’hôpital — la première et unique fois où il l’avait touchée. Il jeta un œil alentour et repéra un café sur le trottoir d’en face. « Viens ! » répéta-t-il.
Ruth se crispa imperceptiblement quand la main de Christmas vint se poser sur sa hanche. Mais cela ne dura qu’un instant. En traversant la rue, elle s’abandonna à cette prise forte et sûre, dont en réalité elle n’avait nul besoin pour marcher. Et pourtant si, se surprit-elle à penser, elle en avait besoin ! elle en avait même toujours eu besoin. Elle ignorait pourquoi elle avait dit qu’elle se sentait mal. Peut-être parce qu’elle se sentait bien, au contraire, et c’était une sensation à laquelle elle n’était plus habituée. Peut-être parce que, ce qui la surprenait le plus, c’était ce bonheur qui avait explosé en elle comme un violent coup au cœur. Alors, timidement, faisant mine de devoir s’agripper à lui, elle passa un bras autour de sa taille. Tandis qu’ils s’approchaient du café, elle aperçut leur reflet à tous les deux dans la vitrine, et elle se dit qu’ils avaient l’air de deux jeunes gens normaux, qui s’aimaient librement. Elle rougit mais sans détacher les yeux de la vitrine, et soudain elle n’entendit plus le vacarme des voitures et des passants. Elle admira leur reflet le plus longtemps possible, puis ils entrèrent dans le café.
« Là ! » dit-elle en indiquant une table dans un coin, à côté d’un grand miroir. Et lorsqu’ils furent assis, elle se contempla encore du coin de l’œil. Là, avec Christmas.
« Tu te sens mieux ? » demanda-t-il.
Ruth ne répondit rien. Elle se contenta de le regarder. Elle aurait voulu tendre le bras et toucher cette mèche blonde, ces longs cils qui protégeaient ses yeux noirs, et ces pommettes. Et ces lèvres qu’elle avait décidé d’embrasser, quatre ans auparavant. « Ça il ne l’avait pas, alors » pensa-t-elle en observant sa cicatrice sur la lèvre inférieure.
Christmas ne s’attendait pas à une réponse. De toute façon, il aurait été incapable de l’entendre. Il avait les yeux plongés dans ceux de Ruth. Il ne se rappelait pas qu’ils étaient aussi verts. Il n’y avait plus ni questions ni explications. Ce qui avait pu se produire auparavant, le passé, les pensées et les inquiétudes, tout ne semblait qu’un dessin d’enfant sur la plage, effacé en un instant par la réalité impétueuse des vagues de l’océan. Et c’était eux, l’océan. Sans début et sans fin.
« J’ai entendu parler de toi, fit Ruth.
— Je fais une émission où on parle » dit Christmas.
Ruth sentit ses yeux se mouiller. Elle se rappela le jour où elle lui avait offert le poste de radio. Le jour où Christmas avait dit à grand-père Saul qu’il ferait de la radio, avant de la regarder, de l’autre côté de la table, et de dire, les yeux dans les yeux, sans aucune inhibition, qu’il le ferait pour elle.
« Ce sont les émissions que je préfère, fit-elle.
— J’ai vu ta photo de Lon Chaney » lui apprit Christmas.
Ruth baissa la tête.
« Je n’ai jamais reçu tes lettres. Et tu n’as pas reçu les miennes. C’est à cause de ma mère. Je ne l’ai su que récemment. »
Christmas la regarda sans parler. Et soudain, tout lui parut évident. C’était la seule explication possible. Comme si, en son for intérieur, il l’avait toujours su.
« Ta photo est magnifique » continua-t-il.
Ruth leva les yeux et rit. Puis se tourna brusquement vers le miroir. Elle vit qu’elle avait toujours une lumière dans les yeux et que Christmas riait avec elle. Comme sur leur banc de Central Park.
Christmas, en revanche, dévorait des yeux le visage de Ruth. Il devinait sa poitrine, désormais développée, qui montait et descendait sous sa robe lilas. Il savait que ses pieds se trouvaient près des siens, sous la table. Il voyait sa main posée près de la sienne, si proche qu’il avait l’impression de la toucher. Il regarda ses lèvres. Rouges, parfaites. Et il éprouva un désir irrésistible de l’embrasser. Il se sentit presque perdu, parce qu’il savait qu’aucune des femmes qu’il avait embrassées n’avait ses lèvres à elle.
Читать дальше