— J’ai déjà une maison à New York.
— Encore mieux ! Comme ça vous en aurez deux. »
Christmas se mit à rire.
Mayer refit le tour de la table et s’assit dans son fauteuil.
« Vous me plaisez, Mister Luminita ! Vous connaissez la vraie vie, je le lis dans votre regard. Faites donc un essai ! Écrivez quelque chose pour moi. (Il tendit la main vers une boîte noire et appuya sur un bouton) Nick est arrivé ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur, crachouilla la voix de la secrétaire.
— Venez ! » lança Mayer à Christmas, se relevant et allant ouvrir la porte de son bureau.
Christmas découvrit un jeune homme bien habillé, les cheveux légèrement décoiffés. D’un geste du bras, Mayer lui indiqua Christmas :
« Nicholas, je te présente Mister Luminita. Il est tout à toi. Fais-lui faire une petite visite touristique » dit-il. Il se tourna et tendit la main à Christmas, à nouveau tout sourire.
« J’aimerais bien rester avec vous, malheureusement je ne suis pas maître de mon temps. Nicholas est un des mes assistants et il sait tout. Si vous avez le moindre doute, adressez-vous à lui. (Il lui donna une tape sur l’épaule). J’attends de grandes choses de vous ! (Il s’approcha davantage et lui souffla à l’oreille). Nous n’avons pas spécialement envie de présenter le crime organisé comme un monopole juif. Montrez-nous plutôt des êtes humains, de manière réaliste et dramatique…
— … et si possible des Italiens » conclut Christmas.
Louis Mayer le regarda avec des yeux qui brillaient derrière ses lunettes :
« Il y a bien aussi les Irlandais, non ? » plaisanta-t-il avant de disparaître dans son bureau.
« Tu lui plais ! fit remarquer l’assistant tandis qu’ils descendaient l’escalier.
— Comment tu le sais ? s’étonna Christmas.
— Parce que tu es encore en un seul morceau ! s’amusa-t-il avant de lui tendre la main. Nicholas Stiller, mais appelle-moi Nick. Je suis celui qui résout les problèmes.
— Et moi je suis un problème, Nick ? »
L’homme se mit à rire :
« Les nouveaux sont toujours un problème. Jusqu’à ce qu’ils comprennent les règles et les cadences.
— Comme les chevaux, commenta Christmas tandis qu’ils s’approchaient d’un bâtiment bas, avec une coursive le long du premier étage sur laquelle s’ouvraient en alternance des portes et des fenêtres, toutes identiques. Il faut qu’ils s’habituent au mors et à la selle.
— Ne le prends pas comme ça, sourit Nick en montant l’escalier extérieur qui menait à la coursive. C’est une industrie. Les règles sont là pour garantir la productivité.
— Autrement c’est un problème, acquiesça Christmas, le suivant d’un pas vif le long de la coursive.
— Exactement ! » fit Nick.
En passant, Christmas voyait dans chaque pièce des gens assis derrière des bureaux et penchés sur des machines à écrire.
« Et alors, on t’appelle pour le résoudre.
— Je dois plutôt éviter que les problèmes surgissent, précisa Nick, ouvrant la porte numéro 11 et invitant Christmas à entrer. Voici ta tanière provisoire. Bureau, machine à écrire, dactylo si tu ne sais pas taper à la machine, nourriture, boissons et une excellente rémunération. »
Christmas observa la pièce.
« Il ne faut pas que tu nous remettes des scénarios complets mais juste des textes qui servent de points de départ, continua Nick. Récits, trames, descriptions, anecdotes… Puis nos scénaristes les développeront. Facile, non ?
— Pour ça, il suffit d’écouter mon émission, lança Christmas. Facile, non ?
— J’ai compris, dit Nick en s’asseyant devant le bureau. Tu es de ces chevaux difficiles à dompter, c’est ça ?
— On dirait que oui.
— Prends place derrière ton bureau, Christmas. Rends-moi ce service, dit Nick. Assieds-toi et dis-moi si le fauteuil est confortable. Tu aimes le cuir ? Le siège est assez rembourré ? Dis-moi ce que tu aimes et tu l’auras. (Il attendit que Christmas s’installe). Qu’est-ce que tu en dis ? Mets une feuille blanche dans la machine à écrire. Le papier se trouve dans le tiroir de droite. »
Christmas hésita. Puis il ouvrit le tiroir et prit une feuille qu’il plaça dans le rouleau. Il eut une espèce de frisson. Le bruit du rouleau qui tournait en entraînant le papier lui plut.
« Voilà, maintenant essaie d’imaginer ! fit Nick. Pour le moment, ce n’est qu’un morceau de papier blanc. Rien d’autre. Mais sur cette page, toi tu peux inscrire tes mots. Et tes mots vont faire naître un personnage. Un homme, une femme, un enfant… Tu vas attribuer un destin à ce personnage. Gloire, tragédie, succès ou défaite. Ensuite un cinéaste viendra. Ainsi qu’un acteur. Tes mots seront filmés. Et alors, dans une salle perdue de… je ne sais pas, moi — pense un peu à un endroit de merde, au trou du cul du monde — … eh bien, dans cette salle, il y a des gens qui vivront le destin que tu as créé, ils le percevront comme le leur et ils croiront être là, dans ce lieu vrai mais imaginaire qui est sorti d’ici, de cette feuille… »
Christmas sentit à nouveau un frisson lui parcourir l’échine.
Nick se pencha vers lui.
« C’est ça qu’on te demande. Les règles ne sont là que pour organiser le rêve. »
Christmas le regarda. Puis regarda la feuille blanche.
« Mais c’est déjà ce que je fais ! fit-il remarquer.
— On sait, fit Nick sérieusement. Tu as un vrai talent. C’est pour ça que tu es ici. »
Christmas l’observa un instant sans parler. Mais ensuite son regard retourna à la page blanche, qui semblait l’hypnotiser. Il n’éprouvait ni malaise ni crainte devant toute cette blancheur qu’il allait falloir remplir.
« Essaie, dit Nick. Si ça ne marche pas…
— Tu résoudras le problème, sourit Christmas.
— Il n’y a ni selle ni mors » conclut Nick.
Christmas caressa les touches de la machine à écrire. Leur surface lisse et légèrement concave accueillait le bout de ses doigts. Et, à nouveau, il frissonna.
Nick fit un pas vers la porte.
« Nick, lança Christmas, c’est vrai que tu résous tous les problèmes ?
— Je suis payé pour ça.
— Je cherche quelqu’un. Tu connais les Isaacson ?
— Qui ça ?
— Un gars qui s’est installé ici pour faire le producteur.
— Isaacson, répéta Nick sur le pas de la porte. Je verrai ce que je peux faire. »
Christmas hocha la tête.
« Mais toi, fais quelque chose pour nous, Christmas ! » lança Nick, indiquant la machine à écrire. Puis il sortit du bureau en fermant la porte derrière lui.
Christmas demeura seul assis derrière son bureau et devant sa machine à écrire. Ses doigts continuaient à glisser sur les touches, appuyant à peine, regardant les barres de métal qui quittaient la corbeille comme la gâchette d’un pistolet, prêtes à imprimer leur lettre sur la page immaculée. La première lettre d’un mot. La première lettre d’une phrase. La première lettre d’un destin, d’une vie qui ne dépendrait plus uniquement de lui. Christmas se rendit compte qu’il était ému. Comme le soir où il avait empoigné pour la première fois un microphone, dans un studio de radio plongé dans le noir. Mais comme ce jour-là, il lui suffit de toucher la machine à écrire pour se sentir à l’aise. Alors il rit doucement. Il choisit une touche. Ferma les yeux. Appuya fort, sans regarder. Il entendit le bruit de l’impact sur le ruban encreur et celui du chariot qui avançait d’un cran. Les broches tenant le ruban se rabaissèrent, et il entendit la barre de métal redescendre dans la corbeille. Il rit encore, rouvrit les yeux, choisit la touche d’après et appuya. Et à nouveau, il écouta tous ces bruits, à la fois si nouveaux et si familiers. Alors, cherchant la troisième touche, il s’aperçut qu’elle était à côté de la première. Juste à côté. Sur la même ligne. Il appuya. Et puis il passa à la quatrième. Elle était là elle aussi, juste en dessous. Entre la troisième et la deuxième. Comme si ces quatre lettres étaient reliées par une ligne qui allait tout droit le long de deux touches, puis descendait pour aller chercher une touche avant de remonter. Une ligne continue.
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