Christmas sentit le sang se figer dans ses veines. Ainsi qu’une sensation de froid qui, partant des pieds, lui monta jusqu’à la tête. Une poussée d’adrénaline le paralysait. Il ouvrit la bouche sans émettre aucun son. Nick se mit à rire.
« Vous avez du talent, Mister Luminita, reprit Mayer derrière ses lunettes. D’ordinaire, je suis surtout partisan des comédies. Pourtant, ce que vous avez fait… (Il s’arrêta et sourit comme un gosse)…bordel, c’est du bon boulot ! comme diraient vos personnages. Il y a de la vie, du drame, de la chair. Pas de bavardages. »
Nick lança à Christmas un regard plein de fierté.
Celui-ci, après avoir été glacé par l’adrénaline, sentit une bouffée de chaleur lui monter aux joues. Mayer s’en amusa :
« Ah, alors les gangsters rougissent aussi ! »
Nick se mit à rire, s’écarta de la bibliothèque et vint donner une tape sur l’épaule de Christmas.
Mayer s’appuya contre le dossier de son fauteuil et ouvrit un tiroir :
« Bon, maintenant filez donc à Oakland ! Mais avant… (et il sortit un papier du tiroir) lisez et signez le contrat que je vous ai fait préparer. »
Il fit glisser la feuille de l’autre côté du bureau.
« Non… enfin… tout d’suite j’ai pas le temps…, fit Christmas en se levant. Excusez-moi, Mister Mayer, mais moi…
— J’ignore après quoi vous courez, Mister Luminita. Mais ne ratez pas l’occasion de votre vie !
— Dès que je rentre d’Oakland ! » lança Christmas déterminé, saisissant le contrat et le mettant dans sa poche.
Le téléphone interne grésilla :
« Mister Barrymore est arrivé » prévint la voix de la secrétaire.
Mayer se pencha vers le téléphone, appuya sur le bouton et ordonna :
« Faites-le entrer ! »
Ensuite il se leva et alla ouvrir la porte du bureau :
« Viens, John ! s’exclama-t-il bras grands ouverts. Je veux te présenter quelqu’un. »
John Barrymore, vêtu d’un impeccable costume croisé gris, entra dans la pièce.
« Sa majesté John Barrymore ! annonça Mayer en indiquant l’acteur. Et voici Christmas Luminita, astre naissant de l’écriture ! »
John Barrymore tendit la main vers Christmas, sourcils froncés.
« Christmas…, fit-il doucement, comme s’il suivait l’une de ses pensées. Christmas… » répéta-t-il. Puis un large sourire vint éclairer son beau visage :
« Je crois que nous avons une amie commune ! »
Grimpant deux à deux les marches de l’immeuble de Venice Boulevard, Christmas ne pensait plus ni à Mayer ni à Hollywood ni à cette émotion nouvelle qu’il avait ressentie en écrivant. Il se disait seulement qu’il n’aurait pas besoin d’aller à Oakland. Il se disait que sa vie était pleine de signes du destin, le dernier étant cette rencontre avec John Barrymore. Il parvint au quatrième étage hors d’haleine. Il courut dans le couloir, jusqu’à la porte qui portait la plaque « Wonderful Photos ». Là, il frappa avec fougue. Puis il porta une main à son côté gauche et se plia en deux, à bout de souffle.
La porte s’ouvrit.
« Oui ? » fit M. Bailey.
Christmas se redressa :
« Je cherche Ruth Isaacson ! dit-il, une lueur un peu folle dans les yeux et s’apprêtant à entrer.
— Mais qui êtes-vous ? demanda M. Bailey méfiant.
— Il faut que je la voie, je vous en prie ! s’exclama Christmas, encore hors d’haleine à cause de sa course. Je suis un ami de New York.
— Il s’est passé quelque chose ? » demanda M. Bailey, alarmé.
Alors seulement, Christmas prit conscience de l’impression qu’il devait donner, à bout de souffle, avec une attente fébrile dans les yeux. Il se mit à rire :
« Oui, il s’est passé quelque chose : je l’ai retrouvée ! » s’écria-t-il.
Et alors seulement, Clarence reconnut cette fébrilité qui l’avait d’abord inquiété. Il reconnut aussi cette lumière dans le regard. C’était la même qu’il avait dû avoir lorsqu’il avait rencontré M meBailey. Il sourit et s’effaça :
« Venez, jeune homme ! dit-il. Mais Ruth n’est pas encore rentrée. »
Christmas, déjà un pied dans l’agence, s’arrêta net :
« Elle n’est pas là ?
— Non, je vous l’ai dit.
— Elle rentre quand ? » et à nouveau, sa voix vibrait d’impatience.
— Je ne sais pas, répondit M. Bailey, souriant l’air désolé, parce qu’il savait bien que le temps avait été inventé pour torturer les amoureux. Mais elle n’arrive jamais tard, reprit-il. Entrez, vous pouvez l’attendre à l’intérieur. »
Christmas fit un autre pas dans l’agence. Il regarda autour de lui. Les murs étaient tapissés de photographies.
« Celle-là, c’est Ruth qui l’a prise » expliqua Clarence, indiquant un portrait de Lon Chaney.
Christmas acquiesça d’un air distrait, continuant à regarder la pièce, un nœud à l’estomac et des fourmis dans les jambes, qui l’empêchaient de rester en place.
« Mais d’habitude, elle rentre à quelle heure ? » insista-t-il.
Clarence eut un rire :
« Elle va bientôt arriver, jeune homme, vous allez voir ! dit-il. Venez, installons-nous dans mon bureau. Je vais vous faire un thé…
— Je crois…
— … comme ça vous me parlerez de New York !
— Non, décida Christmas en secouant la tête. Non, excusez-moi, c’est que… »
Il s’interrompit et s’imagina assis auprès de cet aimable vieil homme en train de discuter, sentant chaque seconde s’écouler interminablement.
« Non, excusez-moi mais… je préfère repasser. »
Il tourna les talons et rejoignit la porte de l’agence.
« Qu’est-ce que je dis à Ruth ? » lui demanda M. Bailey.
Mais Christmas avait déjà ouvert la porte et il s’en allait.
« Comment vous appelez-vous, jeune homme ? » lui cria M. Bailey dans le couloir.
Mais il ne répondit rien. Il dévala l’escalier et, dès qu’il se retrouva dehors, il respira profondément. Puis il porta une main à sa bouche et ferma les yeux. « Calme-toi ! » pensa-t-il. Mais il n’arrivait pas à supporter l’attente. Comme si ces derniers mètres qui le séparaient de Ruth étaient un océan, comme si ce petit laps de temps qui restait était insupportable, beaucoup plus que les quatre années où il avait vécu sans elle. Et Christmas savait bien pourquoi. C’était parce que, maintenant, tout allait être réalité.
Il scruta les trottoirs. À droite et à gauche. Il eut à nouveau des fourmillements dans les jambes et se mit à marcher. Il alla vers la gauche. Vers Ruth. Il descendit la rue à grands pas, jusqu’au premier croisement. Il regarda encore à droite et à gauche. D’où allait-elle arriver ? Il se retourna brusquement vers la porte de l’immeuble de l’agence. Et si elle arrivait de l’autre côté ? Il courut en sens inverse. Puis marcha dans la direction opposée, jusqu’à la première rue perpendiculaire. Mais sans cesser de se retourner. Et si elle était entrée dans l’immeuble juste au moment où il s’éloignait pour la chercher ? Il regarda encore alentour, puis revint sur ses pas et s’arrêta devant l’immeuble, dos au mur, sans jamais cesser de tourner la tête à gauche et à droite.
Et si elle arrivait avec un homme ? Si elle n’était pas seule ? Qu’est-ce qu’il ferait ? Il flanqua un coup de poing dans le mur derrière lui. Il ne pouvait plus attendre. Si elle avait quelqu’un d’autre, il le saurait tout de suite. Si elle ne voulait plus le voir, elle le lui dirait tout de suite. Il défit le premier bouton de sa chemise et ôta sa veste, qu’il jeta sur son épaule. Il entendit le contrat de Mayer qui se froissait : « Va t’faire foutre, Mayer ! » maugréa-t-il, irrité. Et en un clin d’œil, la tension de l’attente se transforma en colère. Il se dit soudain que Ruth n’avait jamais répondu à ses lettres. Qu’elle l’avait effacé de sa mémoire, rejeté. Après tout ce qu’ils s’étaient promis, elle l’avait oublié. Et à cet instant, il fut convaincu que Ruth avait quelqu’un d’autre. Il se dit qu’il avait été idiot de ne pas poser la question à ce vieux crétin, dans l’agence de photos : quand il saurait la vérité, Ruth aussi pourrait aller se faire foutre, et d’ailleurs le monde entier pourrait aller se faire foutre !
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