Luca Fulvio - Le gang des rêves

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Une Italienne de quinze ans débarque avec son fils dans le New York des années vingt…
L’histoire commence, vertigineuse, tumultueuse. Elle s’achève quelques heures plus tard sans qu’on ait pu fermer le livre, la magie Di Fulvio.
Roman de l’enfance volée,
brûle d’une ardeur rédemptrice : chacun s’y bat pour conserver son intégrité et, dans la boue, le sang, la terreur et la pitié, toujours garder l’illusion de la pureté.
Dramaturge, le Romain Luca Di Fulvio est l’auteur de dix romans.
Deux d’entre eux ont déjà été adaptés au cinéma ; ce sera le destin du
, qui se lit comme un film et dont chaque page est une nouvelle séquence.
Traduit de l’italien par Elsa Damien

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Christmas s’était levé.

« Dix mille dollars » avait répété Neal Howe.

Christmas lui avait fait face en silence.

« Réfléchissez-y une semaine, Mister Luminita. Ne vous laissez pas influencer par votre jeune âge. Pensez à votre avenir ! » Neal Howe avait alors baissé la tête sur un dossier et avait commencé à le feuilleter, comme si la conversation ne l’intéressait plus. Puis il avait à nouveau levé les yeux sur Christmas :

« J’oubliais une chose. Acceptez un conseil : n’en parlez pas avec vos… associés. Les gens sont pleins de nobles principes quand il s’agit de l’argent des autres, mais ils ne raisonnent pas pareil quand la question les regarde directement. Votre bon ami Jarach est venu nous voir il y a deux semaines pour me demander si je voulais acheter Diamond Dogs . Mais quand il parlait de vous, il était loin de votre remarquable enthousiasme juvénile. Au contraire, il m’a affirmé qu’il vous convaincrait d’accepter, et pour pas cher ! »

Christmas s’était figé :

« C’est pas vrai ! » avait-il lancé d’instinct.

Neal Howe s’était mis à rire :

« Vous n’avez qu’à lui demander ! avait-il répliqué. À moins que vous ne préfériez garder pour vous notre conversation d’aujourd’hui, et réfléchir sérieusement à la vie qui serait la vôtre avec dix mille dollars par an. » Il l’avait fixé, yeux plissés. « On se voit dans une semaine, Mister Luminita. »

Christmas était demeuré un instant immobile, hébété. Puis il avait fait volte-face et avait quitté la salle de réunion.

« Arrangez-vous pour que Karl Jarach apprenne que le gamin est venu se vendre » avait ordonné Neal Howe à ses collaborateurs.

Christmas avait descendu l’escalier de la N.Y. Broadcast comme s’il était ivre. Deux informations s’entrechoquaient dans sa tête. Dix mille dollars par an. Karl voulait vendre la CKC à Neal Howe.

Pendant ces trois jours, Christmas s’était muré dans le silence. Pas un mot. Il s’était renfermé sur lui-même. Car tout à coup, il avait réalisé qu’il n’était plus aussi certain que Neal Howe avait menti. Et il n’était plus sûr que Karl ne soit pas un traître.

« Voilà pourquoi il insiste tellement sur le saut de qualité ! pensa Christmas en rentrant chez lui, ce soir là, après avoir quitté précipitamment l’appartement de sister Bessie. Voilà pourquoi il raconte qu’on peut pas durer éternellement ! Il est en train de nous vendre. Sans rien nous dire » continua-t-il à ruminer, montant l’escalier qui le ramenait à son appartement sordide. Plus la colère grandissait en lui, plus cet immeuble et cette vie lui semblaient atroces. Il ne supportait plus les fissures des murs ni son costume triste de crève-la-faim. « Il croit qu’il peut se servir de nous comme de marionnettes ! » se dit-il avec rage en ouvrant la porte de chez lui. L’odeur âcre de l’ail qui imprégnait les murs envahit ses narines. Laissant vagabonder son regard sur le lit d’appoint dans le coin de la cuisine, sur le salon misérable et sur le mobilier bon marché, il eut la certitude que Karl était un horrible traître.

« Salaud ! » pensa-t-il.

54

Manhattan, 1928

Il était hors d’haleine. Ses jambes le faisaient souffrir. Pourtant il ne pouvait s’arrêter, il ne pouvait interrompre sa course, car il sentait qu’ils étaient juste derrière lui. Tournant dans Water Street, il aperçut un docker qui rentrait chez lui, son sac d’outils sur l’épaule. « Eh ! hurla-t-il, désespéré. Aidez-moi ! »

Le docker se retourna vers le jeune homme au costume voyant qui, épuisé, courait à grand-peine, poursuivi par deux brutes, pistolet au poing. Et il vit apparaître aussi, un peu plus loin, une voiture, tous phares éteints.

« Aidez-moi ! » cria le garçon.

Le docker jeta un œil autour de lui et ouvrit la porte d’un immeuble ; il s’apprêtait à refermer derrière lui quand le jeune homme le rattrapa et tenta d’entrer à son tour.

« Aidez-moi ! Ils veulent ma peau ! » hurla-t-il encore.

Le docker le dévisagea. Les traits du garçon étaient déformés par la peur et la course. Il avait des yeux sombres entourés de cernes profonds et noirs. Le docker continuait à le fixer en silence et sentait le souffle du garçon par la porte entrouverte.

« Aidez-moi… » murmura le garçon, les larmes aux yeux.

Le docker donna un coup d’épaule dans la porte, abandonnant l’autre dehors.

Joey se retourna vers ses poursuivants. Il recommença à courir. Mais ses jambes étaient raidies par l’effort. Il tourna dans Jackson Street. Devant lui, il apercevait les eaux sombres de l’East River et, derrière, les pentes douces de Vinegar Hill. Il glissa. Tomba. Il se releva et reprit sa course, mais il n’était pas encore parvenu sous le viaduc de South Street que la voiture noire le dépassa et lui coupa brusquement la route. Les portières s’ouvrirent.

Joey s’arrêta net. Se retourna. Ses deux poursuivants avaient cessé de courir. Haletants, ils souriaient et avançaient avec calme. Tout à coup, on aurait dit que le temps s’était arrêté. Joey baissa les yeux et remarqua qu’en tombant, il avait déchiré le genou de son costume à cent cinquante dollars. Cela lui rappela une chute qu’il avait faite enfant : ce jour-là, son père Abe le Crétin lui avait nettoyé le genou avec sa cravate en crachant dessus et, une fois rentrés chez eux, il avait raccommodé son pantalon. Alors il se laissa tomber à terre et se mit à pleurer.

Lepke Buchalter et Gurrah Shapiro descendirent de voiture, suivis d’un homme au visage passe-partout, chapeau de feutre sur la tête. Le chauffeur resta derrière le volant.

« Oh, Joey… fit Gurrah d’une voix traînante. Mais qu’est-ce que tu fais ? Tu pleures comme une fillette ? »

Joey n’arrivait pas à lever les yeux.

« Où est l’argent ? » demanda Gurrah d’un ton gentil.

Joey faisait non de la tête, sans parler. Son visage était baigné de larmes et il reniflait bruyamment. Gurrah se baissa, faisant craquer ses genoux. Il sortit un mouchoir de sa poche, prit Joey par le menton, souleva son visage et appliqua le mouchoir sous son nez :

« Mouche-toi ! » fit-il.

Joey pleurait.

« Allez, mouche-toi ! » répéta Gurrah, d’une voix moins amicale.

Joey se moucha.

« Plus fort » insista Gurrah.

Joey se moucha plus fort.

« Bravo ! dit alors Gurrah. Alors, Joey, où t’as mis le fric ? Lansky voudrait bien le revoir. »

Joey porta la main à sa poche intérieure et en tira un rouleau de billets.

« Tout y est ? » demanda Gurrah sans y toucher.

Joey fit oui de la tête.

« Tu vois comme c’est facile ! rit Gurrah. Tu t’sens plus léger, maint’nant ? Allez, avoue ! Tu t’es enlevé un poids de la conscience, hein ? »

Ensuite il le prit par le bras.

« Viens, Joey ! Rends-lui toi-même son fric, à Lansky. C’est plus mignon si tu lui donnes en personne, non ? (Et il le poussa vers l’homme au chapeau de feutre). Lansky, regarde un peu le gosse ! Il te ramène l’argent. Il te l’a piqué, d’accord, mais maintenant il te le rend. C’est un brave gamin, tu vois » dit-il quand ils furent devant Lansky.

Celui-ci regardait Joey d’un air impassible, mains dans les poches.

Joey lui tendit un rouleau de billets.

« Remets-les à leur place » lui dit-il sans enlever les mains de ses poches.

Joey glissa le rouleau dans la poche de sa veste.

Lansky le regarda :

« Tu as déchiré ton pantalon » fit-il remarquer.

Alors Joey se remit à pleurer.

« Excuse-moi, Lansky, dit Gurrah en prenant le mouchoir de celui-ci dans sa pochette. Le mien est sale. »

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