L’hiver se déroula ainsi, et le printemps arriva. Les grandes stations de radio recommencèrent à faire pression sur la police. Et à influencer la presse, en se réclamant du principe sacré de la légalité, que la CKC violait jour après jour.
« On ne tiendra pas éternellement, fit Karl un soir, après l’émission.
— Qu’est-c’que tu proposes ? on laisse tomber ? maugréa Cyril.
— Je dis juste qu’on ne tiendra pas éternellement, répéta Karl. C’est le moment de faire le saut de qualité. C’est maintenant ou jamais.
— Mais quel saut ? » demanda Cyril.
Christmas était assis dans un coin et écoutait, renfrogné. De sombres idées en tête.
« On doit essayer d’élargir notre programmation, poursuivit Karl. On doit devenir une vraie station. Et entrer dans la légalité, dans le système. Si on ne le fait pas maintenant, les autres vont nous éliminer. Allez, dis-le-lui, toi ! » lança Karl en se tournant vers Christmas.
Christmas évita le regard de Karl.
« Mouais… p’t-être…, bougonna-t-il.
— Comment, “peut-être” ? s’exclama Karl en écartant les bras, dans un geste d’impuissance. On en a déjà parlé !…
— OK, OK ! éclata Christmas en se levant. Mais je suis plus sûr…
— Mais de quoi tu devrais être sûr ? demanda Karl.
— Oh, et puis merde ! Je suis pas sûr et c’est tout ! s’écria Christmas, et il sortit de l’appartement de sister Bessie en claquant la porte.
— Ben, qu’est-c’qui lui prend ? » s’étonna Cyril.
Karl ne répondit rien et s’approcha de la fenêtre. Il vit Christmas sortir de l’immeuble et tourner en rond sur le trottoir crasseux de la cent vingt-cinquième rue.
« Mais enfin, qu’est-ce qu’il a, le gosse ? insista Cyril.
— Qu’est-c’que j’en sais ? Pourquoi tu lui demandes pas, toi ? lança Karl d’un ton dur. Je suis pas sa nourrice ! et pas la tienne non plus !
— Oh, si c’est comme ça qu’tu l’prends, associé…, réagit Cyril en se rembrunissant. Alors va t’faire foutre !
— OK, pardon, Cyril ! et Karl s’assit à nouveau. Je sais comment ça marche, une radio. Pour le moment, on est sur la crête de la vague et les gens sont encore curieux, mais… tout repose sur les épaules de Christmas. Et il ne peut pas durer éternellement. »
Cyril prit un micro en main.
« Alors tout est fini, c’est ça ? demanda-t-il, sombre.
— Non, c’est pas ce que je dis. Mais il faut se diversifier… on doit devenir indépendants de Christmas.
— Tu veux le jeter par-dessus bord ?
— Et si c’était lui, qui nous jetait par-dessus bord ? rétorqua Karl avec fougue.
— Et pourquoi il ferait ça ? demanda Cyril sur la défensive.
— J’ai pas dit qu’il le fera, précisa Karl. Mais il faut se diversifier. Il faut faire d’autres programmes… il faut…
— C’est pour ça que Christmas est de cette humeur de merde, ces derniers jours ? l’interrompit Cyril.
— C’est possible, répondit Karl. Mais il a peut-être quelque chose d’autre en tête.
— Il sent que ses jours sont comptés ?
— Mais je sais pas ce qu’il sent ! fit Karl impatienté. En tout cas, nous deux, il faut qu’on invente quelque chose, Cyril… et qu’on commence à gagner de l’argent. Notre rêve doit commencer à rapporter, sinon…
— Sinon, c’est qu’un rêve.
— Ben oui.
— Et c’est pas avec ça qu’on mange.
— Ben non.
— Et le gosse, qu’est-c’qu’il dit ? »
Karl regarda Cyril :
« Lui, il ne dit rien. »
Karl quitta sa chaise et s’approcha de la fenêtre. Il remarqua que Christmas était encore dans la rue.
« J’aime pas ça… » murmura Cyril.
Christmas leva les yeux vers la fenêtre et aperçut Cyril. « Va au diable toi aussi ! » pensa-t-il rageusement avant de s’éloigner pour rentrer chez lui. Il ressassait ce qui lui était arrivé trois jours auparavant, lorsqu’il avait franchi la porte en verre de la N.Y. Broadcast, où il avait été convoqué en grand secret par Neal Howe, le directeur général qui l’avait licencié.
« Entrez, monsieur Luminita ! » lui avait dit le vieux avec les décorations militaires épinglées sur les revers de la veste.
À ses côtés, derrière la grande table de merisier, étaient assis trois autres administrateurs de la station de radio ainsi que le nouveau directeur artistique, un trentenaire dégingandé qui avait pris la place de Karl.
« Vous savez pourquoi vous êtes ici, Mister Luminita ? avait lancé Neal Howe.
— Vous avez encore envie de me virer ? » avait répliqué Christmas, enfonçant les mains dans ses poches d’un air provocateur.
Le vieux avait esquissé un sourire forcé.
« Laissons donc les vieilles rancœurs derrière nous, voulez-vous ? Parlons plutôt affaire. (Et là il avait fait une longue pause avant de continuer). Dix mille dollars par an, ça vous semble un bon début ? »
Christmas avait senti le sang se figer dans ses veines.
« J’avoue, nous nous sommes trompés quand nous avons évalué les potentialités de votre programme…, avait poursuivi Neal Howe, une note d’agacement mal contenue dans la voix. Comment s’appelle-t-il, déjà ? avait-il fait semblant d’oublier.
— Diamond Dogs , était intervenu le directeur artistique.
— Ah oui, Diamond Dogs » avait acquiescé le directeur général.
Christmas était en pleine confusion. Il n’arrivait pas à détacher son esprit de ces dix mille dollars par an.
« Pas terrible comme titre, à vrai dire, avait souri Neal Howe (les autres avaient souri aussi, avec la même suffisance que leur chef). Mais puisque les gens le connaissent sous ce nom, à présent… on le gardera. Qu’en dites-vous, Mister Luminita ?
— Qu… qu’est c’ que j’en dis ? avait-il balbutié.
— Notre bureau légal est prêt avec le contrat » avait ajouté M. Howe en le fixant droit dans les yeux. Puis il s’était penché par dessus la table et avait martelé : « Dix mille dollars, c’est une offre plus que généreuse ! »
Christmas avait eu du mal à déglutir. Il sentait ses jambes se dérober. « Dix mille dollars ! » se répétait-il.
« Alors qu’en dites-vous, Mister Luminita ? »
Christmas n’arrivait pas à parler. Il était resté silencieux, sa tête se remplissant de chiffres.
« Je…
— Pourquoi ne prenez-vous pas un siège ? l’avait interrompu Neal Howe.
— Oui… Christmas s’était assis. Oui…, avait-il répété.
— Oui, quoi ? Vous acceptez notre proposition ? l’avait pressé le directeur général.
— Je… (Il respira profondément). Et Karl, et Cyril ?
— Qui ça ? avait fait Neal Howe, feignant de ne pas comprendre.
— Karl Jarach retrouvera son poste ? avait poursuivi Christmas, reprenant courage. Et Cyril Davies, le magasinier, devrait être promu chef technicien.
— Monsieur Luminita ! avait ri Neal Howe, regardant ses employés assis derrière la table en merisier. Mais c’est vous, Diamond Dogs , pas ces deux là ! C’est vous que les gens veulent écouter.
— On est associés, avait dit Christmas, une énergie nouvelle dans la voix. Sans eux, il n’y aurait pas de Diamond Dogs . Quand vous nous avez virés, vous avez parlé d’insubordination. Ça, ce serait une trahison.
— Non, mon garçon. Ça, ce sont les affaires.
— Karl et Cyril doivent faire partie de l’équipe » avait répété Christmas.
Le visage de Neal Howe était devenu écarlate.
« Vous croyez pouvoir dicter vos règles ? s’était-il exclamé d’une voix dure et tranchante. On vous offre dix mille dollars parce que, selon nous, vous les valez. Ces deux autres, pour la N.Y. Broadcast, ils ne valent rien du tout. Si le nègre veut continuer à faire le magasiner, il a son poste mais rien d’autre. Jarach, par contre, ne remettra plus jamais les pieds ni à la N.Y. Broadcast ni dans une autre radio, je peux vous l’assurer ! C’est à prendre ou à laisser, Mister Luminita. Réfléchissez-y. Si vous acceptez, les dix mille dollars sont à vous. Ceci n’est pas une négociation. Si vous avez la sottise de refuser, vous irez vous noyer avec vos camarades. Si Jarach sait faire son métier un tant soit peu, il vous a sans doute expliqué que votre aventure ne saurait continuer encore bien longtemps. On vous tend la main, Mister Luminita. Profitez de l’occasion. Vous pouvez vous sauver. Nous allons mettre en œuvre tout ce qui est en notre pouvoir pour fermer votre radio imbécile. Et je peux vous assurer que le pouvoir, ce n’est pas ce qui nous manque ! »
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