« Merci ! dit-il.
— Par curiosité…, fit alors M. Filesi. Mais qu’est-c’que c’est, ce foutu machin ?
— C’est notre station de radio ! » s’exclama fièrement Christmas.
Cher Christmas,
je n’ai appris que tout récemment que tu m’avais écrit. Je n’ai jamais reçu tes lettres. Et toi, tu n’as jamais reçu les miennes. C’est à cause de ma mère. Mon père m’a demandé de ne pas la haïr. Mais je ne sais plus vraiment ce que je ressens.
J’ai froid et chaud en même temps, mes mains tremblent, et j’ai un nœud à l’estomac sans savoir pourquoi. J’ai l’impression d’être perdue et hébétée, j’aurais envie à la fois de crier et de rire.
Pour le moment, je me contente de pleurer.
Mais pleurer ainsi, c’est une libération, tu sais ! Pouvoir pleurer toutes les larmes de mon corps, sans les arrêter, sans qu’elles soient prisonnières de ma glace intérieure et sans craindre que ma vie, à son tour, ne rompe toutes ses digues.
C’est drôle. J’ai l’impression d’être assise sur notre banc, avec toi. À l’époque aussi, j’avais froid et chaud en même temps, mes mains tremblaient, et je n’arrivais pas à donner de nom à cette émotion qui me nouait l’estomac.
Mais tu étais là avec moi. Et je n’avais pas trop peur.
Ensuite, tout a changé. La chaleur a quitté ma vie et mon corps, laissant place uniquement à un froid glacial et paralysant. J’ai empêché mes mains de trembler, agrippant le siège de ce train qui m’emportait loin de toi. Je n’ai plus eu envie de rire. Seulement de crier. Mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai fait qu’attendre. Oui, je t’ai attendu, j’ai attendu que tu m’écrives et me fasses signe. J’ai attendu un signal m’indiquant que tu allais venir me sauver pour la deuxième fois, que nous allions retrouver notre banc et que tu m’aiderais à conjurer la terrible malédiction qui me tient emprisonnée dans cette nuit où une petite fille est devenue vieille sans jamais avoir été une jeune femme.
Mais tes lettres ne sont pas arrivées. Et un jour, j’ai cessé de les attendre. Mes mains ont lâché la bouée et je me suis laissé aller à la dérive dans ces eaux sombres et glacées, sans plus aucun désir de toucher la rive.
Il y a trop de dragons et de méchantes sorcières dans notre histoire. Et moi je suis trop vieille pour avoir le courage de les combattre et d’aller à ta recherche. J’ai peur de te découvrir assis sur ce banc avec une autre. J’ai peur que ce banc n’existe plus. J’ai peur que tu aies oublié mon nom. J’ai peur que tu n’aies plus le temps d’écouter ce que j’ai à te dire. J’ai peur de ne pas savoir te le dire.
Mais j’imaginerai les paroles de toi que je n’ai jamais lues. Et elles me réchaufferont. Chaque fois que j’aurai peur, chaque fois qu’il fera noir. Chaque fois que j’aurai envie de rire.
Pardonne-moi si je ne peux pas en faire davantage. Pardonne-moi de ne pas avoir eu la foi. Pardonne-moi d’avoir laissé le dragon empoisonner notre histoire. Pardonne-moi d’avoir été incapable de grandir et d’être simplement devenue vieille. Pardonne-moi de ne pas avoir su croire en nous.
Mais nous avons existé. Et en moi, nous existerons toujours.
Maintenant je quitte notre banc, Christmas. Christmas. Christmas. Christmas. J’aime le dire et le redire. Je t’aime.
À toi, et pourtant jamais à toi, Ruth
Ruth plia la feuille en deux. Puis la déchira. Et la déchira encore. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des confettis. Alors elle s’approcha de la fenêtre et les lança en l’air.
Sur le trottoir de Venice Boulevard, un passant leva les yeux et aperçut une jeune fille brune au quatrième étage d’un immeuble qui, immobile, regardait tomber quelques flocons de papier. Bien qu’à cette distance, il ne puisse distinguer ses yeux, il eut la certitude qu’elle pleurait. Calmement. Avec la dignité d’une douleur obscure et profonde.
« Ton modèle d’aujourd’hui a téléphoné pour dire qu’il ne pouvait pas venir aux studios » annonça Clarence en entrant dans la pièce.
Quand Ruth se retourna, elle avait les yeux secs. Mais la douleur peinte sur le visage.
M. Bailey baissa les yeux comme il l’aurait fait si, en arrivant, il l’avait trouvée nue.
« Excuse-moi, murmura-t-il.
— Alors je suis libre, aujourd’hui ? plaisanta Ruth.
— Non, répondit Clarence. Il veut que tu ailles chez lui. »
Ruth se raidit.
« C’est un brave homme » affirma Clarence.
Les yeux de Ruth errèrent à travers la pièce.
« Il est bizarre… mais c’est un brave homme. (M. Bailey s’approcha de Ruth). Il envoie son chauffeur mais si tu veux, je prends la voiture et je t’accompagne.
— Non, ça va… »
Ruth se dirigea vers son sac et vérifia ses appareils photographiques.
« Je peux faire quelque chose ? » demanda alors Clarence.
Ruth se retourna pour le regarder. Elle savait qu’il ne faisait pas allusion à la séance de photos. Elle secoua la tête et sourit. Puis elle l’embrassa :
« Merci ! » dit-elle.
M. Bailey lui caressa les cheveux. En silence. Longuement. Comme si le temps s’était arrêté.
Ruth sentit qu’un certain apaisement venait calmer sa douleur et sa confusion. Elle avait cru que Christmas l’avait oubliée. Elle avait douté de lui. C’est parce qu’elle était sale et voyait la souillure partout, avait-elle pensé. Car telle était sa plus grande douleur : ne pas avoir eu confiance en Christmas.
« Je t’ai trahi ! se dit-elle, et elle sentit un poids énorme l’écraser. Je ne te mérite pas. »
Elle s’écarta un peu et regarda M. Bailey :
« Je n’ai jamais photographié quelqu’un d’aussi important » fit-elle remarquer.
Clarence sourit.
« Si, c’est vrai ! insista Ruth.
— Il a un visage, comme nous tous. Deux yeux, un nez et une bouche » dit M. Bailey.
Ruth soupira :
« Et s’il trouve que mes photos sont moches ?
— Regarde-le bien et puis choisis la bonne lumière » conseilla-t-il.
Ruth s’apprêtait à parler quand la porte de la pièce s’ouvrit en grand et qu’Odette apparut :
« Le chauffeur de M. Barrymore est arrivé, annonça-t-elle.
— Vas-y ! » lança Clarence.
Il se pencha pour ramasser le sac de Ruth et le lui tendit :
« Deux yeux, un nez et une bouche » répéta-t-il.
Ruth sourit, incertaine, saisit le sac contenant les appareils photo et se dirigea vers la porte.
« Clarence, dit-elle en se retournant, je peux rester habiter ici ? »
M. Bailey eut l’air stupéfait.
« Je sais que maintenant, je gagne assez pour prendre un appartement, expliqua-t-elle, mais je voudrais rester dans cette pièce. Je peux ? »
Clarence rit.
« Allez, vas-y et dépêche-toi ! »
Le chauffeur ouvrit la portière de l’automobile de luxe, comme Fred le faisait autrefois. Ruth se glissa à l’intérieur, s’installa sur le siège en cuir et serra son sac contre elle.
Quand ils arrivèrent à la villa, une gouvernante hispanique se mit à discuter avec le chauffeur à voix basse, elle avait l’air inquiète et jetait de rapides coups d’œil vers Ruth.
« Eh bien, on commence ? » gronda une voix caverneuse à l’intérieur de la villa. C’est alors que John Barrymore apparut, The Great Profile , comme tout le monde l’appelait à Hollywood, une allusion à son nez parfait. Il portait une robe de chambre en satin et n’était pas coiffé.
Soucieuse, la gouvernante hispanique regarda encore Ruth : « Ha bebido… » murmura-t-elle.
« C’est toi qui dois me prendre en photo ? lança John Barrymore. Allez viens, on se dépêche ! » et il rentra dans la villa.
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