— Moi j’ai pas un centime, fit Christmas mortifié.
— Moi non plus, avoua Cyril.
— Alors, il va falloir trouver les mille dollars qui manquent ailleurs, sourit Karl.
— Mais qu’est-ce que tu vas faire avec tout ce fric ? s’étonna Cyril.
— Écoute Cyril, moi j’ai eu confiance en toi, souligna Karl en lui posant une main sur l’épaule. Tu as été brillant. »
Cyril laissa échapper une expression d’autosatisfaction.
« Mais maintenant, c’est à toi d’avoir confiance en moi, continua Karl. Aide-moi à trouver mille dollars.
— Mille dollars…, rouspéta Cyril.
— Toi aussi, Christmas ! dit Karl en le fixant avec sérieux. C’est important.
— Merde, mais mille dollars, ça pousse pas sous les sabots d’un cheval ! s’exclama Cyril d’un air buté.
— J’ai déjà une idée, révéla alors Karl. On va demander un dollar à mille personnes.
— Mais qu’est-c’que tu racontes ? s’exclama Cyril.
— Un dollar, ce sera la somme minimum pour posséder un morceau de notre radio, poursuivit Karl. On s’engagera à rendre ce dollar à la fin de l’année. Et si on gagne davantage… on arrivera peut-être à leur en rendre deux.
— Tu parles d’une affaire…
— Cyril, écoute ce qu’il dit ! intervint Christmas, surexcité. C’est une bonne idée !
— Mais non, c’est une idée pourrie ! éclata Cyril. On fait une radio clandestine, comment tu crois qu’on va gagner du fric ? Avec de la publicité illégale ? Merde, qu’est-c’que vous avez dans l’crâne, tous les deux ?
— On sera pas illégaux pour toujours, protesta Karl. On est dans un pays libre…
— Mais regarde autour de toi, le Polonais ! s’écria Cyril. D’après toi, ces nègres, là, y sont libres ? Libres de faire quoi ? De crever de faim ! Et tu veux qu’on leur pique un dollar ?
— Tu leur prends un dollar et tu leur donnes un espoir, affirma Christmas.
— Alors il faudrait que je trouve mille nègres prêts à acheter un morceau de radio ?
— Pas mille, précisa Christmas. Certains donneront dix dollars, d’autres cent…
— Cent dollars ! Bordel, mais vous êtes vraiment deux crétins !
— Je vais aller voir Rothstein, annonça Christmas. Rothstein, il est riche. Il pourrait même me filer les mille dollars à lui tout seul.
— Mais oui, mais oui, c’est ça… » grommela Cyril.
C’est alors que la porte de la pièce s’ouvrit et que sister Bessie surgit, porte-monnaie à la main. Elle en manipula bruyamment le fermoir et fouilla dans ses pièces en s’efforçant de les compter. Enfin, elle jeta sur les planches une poignée de petite monnaie : « Votre premier dollar, vous l’avez ! » s’exclama-t-elle.
Christmas la regarda comme s’il la voyait pour la première fois. Comme une femme. Et pour la première fois, il lut dans ses yeux tout ce qu’il n’avait jamais su accepter chez sa mère.
Se sentant observée, sister Bessie se tourna pour mieux le voir.
Christmas baissa les yeux, gêné et rougissant. Puis il la regarda à nouveau :
« Ma mère aussi était une putain » déclara-t-il en essayant d’avoir l’air aussi fier qu’elle.
Cyril et Karl se retournèrent pour le dévisager.
Les généreuses lèvres rouge foncé de sister Bessie découvrirent une dentition éclatante. Elle s’approcha de Christmas et saisit son visage entre ses beaux doigts fuselés. Elle lui caressa un sourcil avec son pouce et l’embrassa sur une joue. Elle se mit à rire, dévoilant à nouveau ses dents droites et parfaitement alignées. Puis elle se planta face à Cyril et Karl :
« Un fils de putain vaut autant que cent fils à papa, n’oubliez jamais ça ! » lança-t-elle d’un ton agressif.
Cyril et Karl écartèrent les bras, comme dans un geste de reddition.
« Tu peux être fier de ta mère, affirma-t-elle alors.
— Oui » dit Christmas.
Elle lui prit à nouveau le visage entre ses belles mains et lui donna un autre baiser sur la joue. Puis elle se tourna vers Cyril :
« Et alors, tu le prends ce dollar ou pas ?
— OK, OK, céda Cyril en donnant un coup de poing sur les planches, ce qui fit tinter les pièces. À force de traîner avec des idiots, on finit par devenir idiot soi-même ! Allez, on essaie. Je vais taper mes nègres et Christmas ses gangsters. (Il secoua la tête). Mais quelle radio de merde… »
Christmas, Karl et sister Bessie éclatèrent de rire.
« Riez, riez…, sourit Cyril. Mais j’ai toujours pas compris à quoi ça va nous servir, tout ce fric.
— Tu verras, fit Karl.
— La CKC sera fantastique ! exulta Christmas.
— La quoi ? demandèrent à l’unisson Karl et Cyril.
— La CKC. C’est comme ça que s’appellera notre radio, annonça Christmas avec fierté. Les initiales de nos noms. Ça coule de source, non ?
— Et le premier C, c’est pour qui ? demanda Cyril soupçonneux. Christmas ou Cyril ?
— Tu veux être en premier ? rit Christmas. OK, le premier C, c’est le tien.
— Tu te fous de moi ?
— Non non, associé, dit Christmas.
— Associé…, scanda Cyril l’air rêveur, savourant d’avoir ce mot en bouche.
— Associé, reprit Karl radieux.
— Associé avec deux blancs, sister Bessie ! Tu y crois, toi ? rit Cyril. J’irai en enfer, ça c’est sûr ! »
La semaine suivante, Cyril récolta huit cents dollars. Les gens du quartier vidaient leurs poches avec enthousiasme dès qu’ils entendaient sa proposition. Si l’idée de posséder une minuscule partie d’une radio représentant la liberté ne les émouvait pas plus que ça, en revanche, acheter un bout de cette fausse horloge qui roulait les blancs dans la farine leur donnait l’impression de la leur mettre au cul personnellement. Ces pauvres gens ne demandèrent jamais l’assurance que leur argent leur serait rendu. Si c’était pour le mettre dans le cul des blancs, c’était un dollar bien dépensé.
Christmas récolta mille quatre cents dollars. Le seul Rothstein lui en donna cinq cents. Christmas savait comment les lui extorquer. Il lui raconta que c’était comme un pari, et Rothstein allongea le fric. Il en soutira sept cents à Lepke Buchalter, Gurrah Shapiro et Greenie. Avec eux, l’histoire du pari ne marcha pas, car ils n’avaient pas la même maladie que Rothstein. Mais dès qu’il leur expliqua que c’était un truc illégal, tous trois furent ravis à l’idée de posséder une partie de quelque chose qui allait contre la loi : ils raffolaient de ce genre de nouveautés. Ensuite Cetta, sa mère, lui fourra dans la main quatre-vingt-cinq dollars qu’elle avait économisés, et enfin il alla torturer Sal jusqu’à ce qu’il crache les cent quinze dollars qui lui manquaient pour arriver à la somme ronde de deux cents dollars.
« Deux mille deux cents dollars ! s’exclama Karl avec satisfaction à la fin de la semaine. Avec mes cinq cents, on arrive à deux mille sept cents. Et mon père m’en a promis encore trois cents. Trois mille dollars tout rond ! On va pouvoir faire les choses en grand » et il rit comme un enfant, en se frottant les mains.
Le lendemain, une série d’affiches placées dans des zones stratégiques mais peu coûteuses de la ville, entre Harlem, le Lower East Side et Brooklyn, annonçaient en lettres capitales : « CKC–Votre radio clandestine ».
La semaine suivante, les affiches furent remplacées et tous les New-Yorkais purent lire : « CKC–Votre radio clandestine — Le compte à rebours commence. Plus que sept jours. » Le lendemain, le sept fut remplacé par un six, sans que soit refaite toute l’affiche. Puis vinrent le cinq, le quatre, le trois, le deux et enfin le chiffre un.
Pour ces deux séries d’affiches publicitaires — y compris les interventions pour changer les chiffres — ils dépensèrent neuf cent vingt dollars. Il leur en restait deux mille quatre-vingt qui, la semaine suivante, furent intégralement investis dans de nouvelles affiches de couleurs vives. En plus des informations précédentes, celles-ci annonçaient : « Le jour est venu, New York ! À 19 h 30, branchez-vous sur la fréquence 540 AM et écoutez Diamond Dogs . Vous deviendrez l’un d’entre nous ! », et les mots CKC, 540 AM et Diamond Dogs s’allumaient et s’éteignaient alternativement.
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