« Venez voir ! » s’exclama Cyril deux mois plus tard, sur le trottoir défoncé de la cent vingt-cinquième rue, un soir où la lune resplendissait dans un ciel pur et intense. Il croisait fièrement les bras sur sa poitrine et levait les yeux vers l’antenne déguisée en horloge. Puis il traversa la rue et entra dans l’immeuble, suivi de Christmas et Karl.
Ils montèrent au cinquième étage et Cyril frappa à une porte brune laquée.
Bientôt, une femme d’une trentaine d’années à la beauté provocante, vêtue d’une robe de soie artificielle bleu électrique moulante et très décolletée, ouvrit en souriant.
« Entrez ! dit-elle.
— C’est sister Bessie, expliqua Cyril en faisant les présentations. C’était la femme de mon frère, mais il s’intéressait surtout à la bouteille. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, il était à Atlanta. Mais depuis deux ans, on ne sait plus rien.
— Et depuis, je fais la putain » compléta sister Bessie, haussant légèrement le menton avec un air effronté, ses deux grands yeux sombres frémissant à la fois de colère et de fierté. Tout à coup, Christmas se sentit mal à l’aise. Il porta une main à la cicatrice de sa poitrine, ce P du putain qu’on avait gravé sur lui à cause du métier de sa mère, une marque qu’il devait supporter depuis l’enfance. Il baissa les yeux, embarrassé. Sa mèche blonde lui tomba sur les yeux.
« Mais regarde un peu tous les cheveux qu’il a, ce blanc ! » s’exclama sister Bessie en lui ébouriffant la tignasse d’une main.
Christmas recula brusquement la tête.
Elle l’observa :
« T’en fais pas, j’essaie pas de t’séduire ! fit-elle d’un ton provocant. Je bosse jamais à la maison ! », et elle se mit à rire.
Christmas eut un mouvement d’agacement.
Sister Bessie le prit par la main et l’invita, ainsi que Karl, à la suivre. Elle les entraîna vers une porte fermée, leur faisant signe de se taire. Elle l’ouvrit et indiqua deux lits :
« Eux, ce sont mes gosses ! » dit-elle doucement.
Dans la pénombre, Christmas distingua deux gamins tranquillement endormis.
Sister Bessie, sans lui lâcher la main, le fit entrer à l’intérieur. Elle caressa la tête d’une fillette de cinq ans qui avait une belle masse de boucles noires et dormait en suçant son pouce, une poupée de chiffon serrée entre ses bras. « Elle, c’est Bella-Rae » murmura-t-elle à l’oreille de Christmas.
Puis elle caressa la tête rasée d’un autre enfant, qui ouvrit de grands yeux ensommeillés :
« Maman…, gémit-il.
— Dors, mon trésor » fit sister Bessie.
Le bambin referma les yeux et se blottit sous ses couvertures.
« Et lui, c’est Jonathan » chuchota-t-elle à Christmas. Il a sept ans. »
Christmas sourit, gêné. Et en même temps, il se revoyait lorsqu’il se réveillait la nuit en pleurant, chez M meSciacca — après la mort de ses grands-parents de New York, comme il appelait Tonia et Vito Fraina — : cette grosse vache et ses enfants le regardaient exaspérés et le faisaient se sentir étranger. Et il se revit aussi, un peu plus tard, quand un cauchemar le réveillait dans son lit d’appoint de la petite cuisine de Monroe Street : il appelait sa mère qui n’était pas là, puis allait se glisser dans son lit, espérant retrouver au moins son odeur entre les draps et sur son oreiller, jusqu’à ce que Cetta rentre du travail.
Sister Bessie le fit sortir de la pièce et attendit que Karl les suive. Ensuite, tout en fermant la porte, elle sourit :
« C’est pas des anges ? »
Christmas fut saisi d’une profonde mélancolie, et il eut l’impression de ressentir, comme si une ancienne maladie revenait, la terrible sensation de solitude qu’il avait éprouvée enfant.
« Oui, dit-il en libérant brusquement sa main de celle de sister Bessie.
— Hou, c’est qu’il est farouche, le petit ! sourit-elle en regardant Cyril.
— Sister Bessie, maintenant il faudrait qu’on…, commença Cyril.
— Mais vous êtes venus pour bosser ou pour bavarder ? elle l’interrompit d’un ton bourru. Je veux bien mettre une pièce à votre disposition, mais moi j’ai pas le temps de faire salon, hein ! »
Elle leur tourna le dos et alla dans sa chambre.
Cyril éclata de rire. Puis, avec Christmas et Karl, il gagna la pièce que Bessie leur avait réservée, juste en-dessous de la grande antenne. Une série de câbles gainés entraient et sortaient du mur, et grimpaient sur le toit. Tout un équipement rudimentaire et artisanal avait été assemblé sur des planches rabotées clouées sur deux tréteaux en bois.
« Et ça marche ? demanda Karl en haussant un sourcil.
— Sister Bessie, allume la radio ! cria Cyril.
— Si tu réveilles Jonathan et Bella-Rae avec ta grosse voix, je vous chasse tous les trois ! » menaça-t-elle, apparaissant sur le pas de la porte. Puis, avant que Cyril n’ait le temps d’ouvrir la bouche, elle ajouta :
« Je l’ai déjà allumée ! C’était évident qu’en voyant ce bazar, tes copains croiraient jamais que ça marche.
— Va de l’autre côté, Karl ! ordonna Cyril avant de se tourner vers Christmas. Et toi aussi ! »
Christmas et Karl rejoignirent la chambre de sister Bessie. Christmas remarqua que tout l’appartement était particulièrement propre et soigné.
« J’te l’ai dit, j’bosse jamais à la maison ! » lança-t-elle en clignant de l’œil.
« Ma mère non plus ne le faisait pas » pensa Christmas en rougissant.
Le poste de radio que sister Bessie avait installé sur une commode laquée blanche n’avait pas été acheté dans le commerce.
« Ça aussi, c’est ce fou là-bas qui l’a construit ! » expliqua-t-elle en montrant son poste.
Elle tourna une manivelle fabriquée avec un bouchon en liège.
« Vous m’entendez, gros nigauds ? la voix de Cyril résonna dans la pièce. Mais évidemment, que vous m’entendez ! Vous êtes branchés sur la station radio pirate de Harlem, fréquence 540… près de la fréquence 574 et de la WNYC : comme ça, ceux qui se trompent, ils nous trouvent… Il est pas malin, le nègre ? Nous couvrons tout Manhattan et Brooklyn. (Une pause). Bon, moi ça me gonfle de parler. Revenez ici ! On est prêts à émettre.
— Mais non, on n’est pas prêts ! » s’exclama Karl, regagnant la pièce et fermant la porte.
Christmas et Cyril le regardèrent stupéfaits.
« Qu’est-ce que vous comptez faire ? poursuivit Karl. Commencer à émettre, un point c’est tout ?
— Et qu’est-c’qu’y faudrait faire d’autre ? demanda sombrement Cyril.
— Mettre les gens dans les conditions de nous écouter, expliqua Karl.
— Hum, c’est-à-dire ?
— Leur faire savoir que l’on émet, Cyril ! intervint Christmas, qui avait commencé à comprendre où Karl voulait en venir.
— Mes nègres le savent déjà, et ils n’attendent que ça ! protesta Cyril.
— Mais le reste de la ville n’est pas au courant, et on ne peut pas simplement espérer qu’ils tomberont sur notre fréquence par hasard ou en cherchant la WNYC, Karl développa son idée sur un ton conciliant.
— Alors il faudrait que je me balade dans New York pour avertir tout le monde ?
— Oui, quelque chose comme ça…, sourit Karl.
— Ben vous avez qu’à y aller tous les deux ! ronchonna Cyril. Moi, j’ai fait mon boulot.
— Mais non, aucun de nous n’ira se balader, Cyril ! poursuivit Karl en souriant. Tu verras, je m’occupe de tout.
— Si tu le dis…
— Mais avant, il nous faut de l’argent, reprit Karl avec sérieux. Moi, je peux mettre cinq cents dollars.
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